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[605 - Leibniz à Remond]
II.
Leibniz à Remond
N’avez vous pas peur de me gâter, et de me donner trop de vanité, en m’écrivant une lettre dont les expressions en ma faveur sont au dessus de ce que je pouvais jamais attendre ? Je réponds un peu tard, ne l’ayant reçue que depuis quelques jours : car je suis à Vienne quasi toute l’année passée, et M. Masson qui s’en est chargé n’a passé à Hanovre apparemment que depuis peu, autrement la lettre m’aurait été rendue plus tôt.
Je trouve naturel, Monsieur, que vous ayez goûté quelque chose dans mes pensées, après avoir pénétré dans celles de Platon, auteur qui me revient beaucoup, et qui mériterait d’être mis en système. Je pense de pouvoir porter à la démonstration des vérités qu’il n’a fait qu’avancer, et ayant suivi ses traces et celles de quelques autres grands hommes, je me flatte d’en avoir profité, et d’avoir atteint dans un certain point au moins, :Edita doctrina Sapientum templa serena. C’est sur les vérités générales et qui ne dépendent point des faits, mais qui sont pourtant encore, à mon avis, la clé de la science qui juge des faits.
J’oserais ajouter une chose, c’est que si j’avais été moins distrait, ou si j’etois plus jeune, ou assisté par de jeunes gens bien disposés, j’espérerais donner une manière de Spécieuse Générale, où toutes les vérités de raison seraient réduites à une façon de calcul. Ce pourrait être en même temps une manière de langue ou d’écriture universelle, mais infiniment différente de toutes celles qu’on a projetées jusqu’ici, car les caractères et les paroles mêmes y dirigeraient la raison, et les erreurs (excepté celles de fait) n’y seraient que des erreurs de calcul. Il serait très difficile de former ou d’inventer cette Langue ou Caractéristique, mais très aisé de l’apprendre sans aucun Dictionnaire. Elle servirait aussi à estimer les degrés de vraisemblance (lorsque nous n’avons pas sufficientia data pour parvenir à des vérités certaines) et pour voir ce qu’il faut pour y suppléer. Et cette estime serait des plus importantes pour l’usage de la vie, et pour les délibérations de pratique, où en estimant les probabilités on se mécompte le plus souvent de plus de la moitié.
J’apprends que les Pères Journalistes de Trévoux ont donné quelque
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rapport de ma Théodicée. M. l’Abbé Bignon m’avait promis qu’on en mettrait un dans le Journal des Savants, mais jusqu’ici ceux qui travaillent à ce Journal ne l’ont point fait. Peut-être parce qu’ils n’approuvent point que j’ai osé m’écarter un peu de S. Augustin, dont je reconnais la grande pénétration. Mais comme il n’a travaillé à son système que par reprises, et à mesure que ses adversaires lui en donnaient l’occasion, il n’a pas pu le rendre assez uni, outre que notre temps nous a donné des lumières qu’il ne pouvait point avoir dans le sien. Messieurs vos Prélats délibèrent à présent sur des matières assez approchantes de celles de mon livre, et je serais curieux de savoir, si quelques uns des excellents hommes qui entrent dans leur assemblée, ont vu mon livre et ce qu’ils en jugent.
Outre que j’ay eu soin de tout diriger à l’édification, j’ay taché de déterrer et de réunir la vérité ensevelie et dissipée sous les opinions des différentes Sectes des Philosophes, et je crois y avoir ajouté quelque chose du mien pour faire quelques pas en avant. Les occasions de mes études, dès ma première jeunesse, m’y ont donné de la facilité. Étant enfant j’appris Aristote, et même les Scholastiques ne me rebutèrent point ; et je n’en suis point fâché présentement. Mais Platon aussi dès lors, avec Plotin me donnèrent quelque contentement, sans parler d’autres anciens que je consultai par après. Étant émancipé des Écoles Triviales, je tombai sur les modernes, et je me souviens que je me promenai seul dans un bocage auprès de Leipzig, appelé le Rosendal, à l’âge de 15 ans, pour délibérer si je garderais les Formes Substantielles. Enfin le Mécanisme prévalut et me porta à m’appliquer aux Mathématiques. Il est vrai que je n’entrai dans les plus profondes qu’a près avoir conversé avec M. Huygens à Paris. Mais quand je cherchai les dernières raisons du Mécanisme et des lois mêmes du mouvement, je fus tout surpris de voir qu’il était impossible de les trouver dans les Mathématiques, et qu’il fallait retourner à la Métaphysique. C’est ce qui me ramena aux Entéléchies, et du matériel au formel, et me fit enfin comprendre, après plusieurs corrections et avancements de mes notions, que les Monades, ou les substances simples, sont les seules véritables substances, et que les choses matérielles ne sont que des phénomènes, mais bien fondés et bien liés. C’est de quoi Platon, et même les Académiciens postérieurs, et encore les Sceptiques, ont entrevu quelque chose, mais ces Messieurs, venus après Platon, n’en ont pas usé si bien que lui.
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J’ay trouvé que la plupart des Sectes ont raison dans une bonne partie de ce qu’elles avancent, mais non pas tant en ce qu’elles nient. Les Formalistes, comme les Platoniciens et les Aristotéliciens ont raison de chercher la source des choses dans les causes finales et formelles. Mais ils ont tort de négliger les efficientes et les matérielles, et d’en inférer, comme faisait M. Henry More en Angleterre, et quelques autres Platoniciens, qu’il y a des phénomènes qui ne peuvent être expliqués mécaniquement. Mais de l’autre coté les Matérialistes, ou ceux qui s’attachent uniquement à la Philosophie Mécanique, ont tort de rejeter les considérations Métaphysiques, et de vouloir tout expliquer par ce qui dépend de l’imagination.
Je me flatte d’avoir pénétré l’Harmonie des différends règnes, et d’avoir vu que les deux partis ont raison, pourvu qu’ils ne se choquent point ; que tout se fait mécaniquement et métaphysiquement en même temps dans les phénomènes de la nature, mais que la source de la Mécanique est dans la Métaphysique. Il n’était pas aisé de découvrir ce Mystère, parce qu’il y a peu de gens qui se donnent la peine de joindre ces deux sortes d’études. Monsieur Descartes l’avait fait, mais pas asses. Il était allé trop vite dans la plupart de ses dogmes, et l’on peut dire que sa Philosophie est à l’antichambre de la Vérité. Et ce qui l’a arrêté le plus, c’est qu’il a ignoré les véritables lois de la mécanique ou du mouvement, qui auraient pu le ramener. Monsieur Huygens s’en est aperçu le premier, quoique imparfaitement ; mais il n’avait point de goût pour la Métaphysique, non plus que d’autres personnes habiles qui l’ont suivi en cultivant ce sujet. J’ai marqué dans mon livre, que si M. Descartes s’était aperçu que la Nature ne conserve pas seulement la même force, mais encore la même direction totale dans les lois du mouvement, il n’aurait point cru que l’âme peut changer plus aisément la direction que la force des corps, et il serait allé tout droit au système de l’Harmonie préétablie, qui est une suite nécessaire de la conservation de la force et de la direction tout ensemble.
Je vous suis obligé du soin que vous prenez, Monsieur, de mes petits ouvrages. Si quelque Libraire vouloit mettre ensemble ce qu’il y a de moi dans les différents Journaux, il en pourrait faire un petit volume. Quand je serai de retour à Hanovre, j’en marquerai les endroits. La France doit avoir bien des habiles gens que je ne connais point,
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ne l’ayant point vue depuis près de 40 ans. Je le juge, parce qu’on ne m’a jamais instruit de votre mérite, Monsieur, qui paraît pourtant si éminent. Vous m’obligeriez fort si vous aviez le loisir de me donner quelque connaissance des personnes distinguées en savoir, mais plus encore, si vous vouliez continuer de me donner part de vos lumières. Monsieur de Martine, agent de Genève, me fera tenir vos lettres et vos ordres. Cependant je suis avec zèle etc. — Vienne ce 10 janvier 1711.
III.
Remond à Leibniz.
Je ne me suis pas trompé, quand sur la lecture de vos ouvrages j’ai jugé de votre personne. La politesse qui paraît dans votre réponse justifie la liberté que j’ai prise et m’apprend que les plus grands hommes sont les plus accessibles, puisqu’au milieu de vos grandes études et des plus grandes affaires, vous savez trouver du temps pour satisfaire la curiosité des personnes qui s’adressent à vous.
Rien n’est plus digne de l’étendue de vos lumières que cette Spacieuse générale dont vous me faites l’honneur de me parler. Mais ne pouviez vous pas, Monsieur, en donner une esquisse plus marquée, et vous donner le plaisir de voir les premiers génies de l’Europe en faire un plan étendu et s’en attribuer ensuite l’invention : c’est un plaisir qui vous est familier, et qui m’a fait dire plus d’une fois qu’il suffisait de vous étudier pour être très habile.
C’est sur ce principe que j’ose vous demander pour le second labyrinthe ce même fil d’Ariane dont le développement a servi à nous tirer du premier. Vous voyez bien que je veux parler de vos pensées sur la Substance, sur le Continu, et sur l’Infini. Car c’est de là que vous tirez les conséquences les plus sûres même pour la morale et pour la conduite, comme vous le dites dans votre jugement sur les écrits du feu Mylord Schaftsbury. Montrez-vous donc à nous comme Vénus se fit voir à son fils
I.
Remond à Leibniz.
Depuis que j’ai lu les essais de [la] Théodicée, je ne cesse de remercier Dieu de m’avoir fait naitre dans un siècle éclairé par un esprit comme le vôtre. J’ai bien vu de beaux ouvrages en ma vie, mais je n’en ai vu aucun qui puisse être comparé à celui-ci, et après avoir quitté tous les livres pour m’attacher uniquement à Platon, je me trouve étonné de quitter encore Platon pour un moderne. Je ne parle d’autre chose depuis que je l’ai ouvert, et le plaisir que je goûte à le méditer est bien au dessus de celui que j’ai senti à le lire. Je souhaite que notre siècle reconnaisse bien le trésor qu’il possédé en vous. Ce sera alors que je lui permettrai de se mettre au dessus de la Grèce et de l’ancienne Rome. Ce sont ces sentiments vifs et naturels d’admiration qui me forcent à prendre la liberté de vous écrire. Sans avoir l’honneur d’être connu de vous, c’est une passion, à laquelle on dit que je ne suis pas trop sujet et que je vous ai peut-être l’obligation de connaître. Je ne l’ai point cachée ce matin au bon P. Malebranche, qui m’est venu voir, quoique je sache bien qu’il ne fait grand cas que de ceux qui pensent en tout comme lui. Ce sentiment est assez commun aux hommes, mais je suis étonné de le trouver encore dans des personnes qui se croient philosophes. Enfin je ne juge plus du mérite des hommes que par le degré d’admiration qu’ils me témoignent par Monsieur de Leibniz. Peut-être que la vanité a aussi un peu de part dans cette pierre de touche que je me suis faite ; cependant je ne crains pas qu’elle me conduise à l’erreur. Le très petit nombre de bons esprits que nous avons et à qui je distribuai tous les premiers exemplaires de votre ouvrage dont je me saisis après une première lecture à peine commencée, en est charmé et m’en aiment davantage. C’est une nouvelle raison pour vous faire des remerciements. Depuis ce temps là j’ai donné
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