CHAPITRE II
LA RÉPÉTITION POUR ELLE-MEME
La répétition ne change rien dans l'objet qui se répète, mais elle
change quelque chose dans l'esprit qui la contemple : cette thèse
célèbre de Hume nous porte au coeur d'un problème. Comment
la répétition changerait-elle quelque chose dans le cas ou dans
l'élément qui se répète, puisqu'elle implique en droit une parfaite
indépendance de chaque présentation ? La règle de discontinuité
ou d'instantanéité dans la répétition se formule : l'un n'apparaît
pas sans que l'autre ait disparu. Ainsi l'état de la matière
comme mens momentanea. Mais comment pourrait-on dire « le
second », « le troisième », et « c'est le même », puisque la répéti-
tion se défait à mesure qu'elle se fait ? elle n'a pa d'en-soi. En
revanche, elle change quelque chose dans l'esprit qui la contemple.
Telle est l'essence de la modification. Hume prend comme exemple
une répétition de cas, du type AB, AB, AB, A... Chaque cas,
chaque séquence objective AB est indépendante de l'autre. La
répétition (mais justement on ne peut pas encore parler de
répétition) ne change rien dans l'objet, dans l'état de choses AB.
En revanche, un changement se produit dans l'esprit qui
contemple : une différence, quelque chose de nouveau dans
l'esprit. Lorsque A parait, je m'attends maintenant à l'appari-
tion de B. Est-ce là le pour-soi de la répétition, comme une
subjectivité originaire qui doit entrer nécessairement dans sa
constitution ? Le paradoxe de la répétition n'est-il pas qu'on ne
puisse parler de répétition que par la différence ou le changement
qu'elle introduit dans l'esprit qui la contemple ? Par une diffé-
rence que l'esprit soutire à la répétition ?
En quoi consiste ce changement ? Hume explique que les
cas identiques ou semblables indépendants se fondent dans
l'imagination. L'imagination se définit ici comme un pouvoir
de contraction : plaque sensible, elle retient l'un quand l'autre
apparait. Elle contracte les cas, les éléments, les ébranlements,
les instants homogènes, et les fond dans une impression quali-
tative interne d'un certain poids. Quand A parait, nous nous
attendons à B avec une force correspondant à l'impression
qualitative de tous les AB contractés. Ce n'est surtout pas une
mémoire, ni une opération de l'entendement : la contraction
n'est pas une réflexion. A proprement parler, elle forme une
synthèse du temps. Une succession d'instants ne fait pas le temps,
elle le défait aussi bien ; elle en marque seulement le point de
naissance toujours avorté. Le temps ne se constitue que dans
la synthèse originaire qui porte sur la répétition des instants.
Cette synthèse contracte les uns dans les autres les instants
successifs indépendants. Elle constitue par là le présent vécu,
le présent vivant. Et c'est dans ce présent que le temps se déploie.
C'est à lui qu'appartiennent et le passé et le futur : le passé dans
la mesure où les instants précédents sont retenus dans la contrac-
tion ; le futur, parce que l'attente est anticipation dans cette
même contraction. Le passé et le futur ne désignent pas des
instants, distincts d'un instant supposé présent, niais les dimen-
sions du présent lui-même en tant qu'il contracte les instants.
Le présent n'a pas à sortir de soi pour aller du passé au futur.
Le présent vivant va donc du passé au futur qu'il constitue
dans le temps, c'est-à-dire aussi bien du particulier au général,
des particuliers qu'il enveloppe dans la contraction, au général
qu'il développe dans le champ de son attente (la différence
produite dans l'esprit est la généralité même, en tant qu'elle
forme une règle vivante du futur). Cette synthèse doit, à tous
égards, être nommée : synthèse passive. Constituante, elle n'est
pas pour cela active. Elle n'est pas faite par l'esprit, mais se
fait dans l'esprit qui contemple, précédant toute mémoire et
toute réflexion. Le temps est subjectif, mais c'est la subjectivité
d'un sujet passif. La synthèse passive, ou contraction, est essen-
tiellement asymétrique : elle va du passé au futur dans le présent,
donc du particulier au général, et par là oriente la flèche du temps.
En considérant la répétition dans l'objet, nous restions en
deçà des conditions qui rendent possible une idée de répétition.
Mais en considérant le changement dans le sujet, nous sommes
déjà au-delà, devant la forme générale de la différence. Aussi
la constitution idéelle de la répétition implique-t-elle une sorte
de mouvement rétroactif entre ces deux limites. Elle se tisse
entre les deux. C'est ce mouvement que Hume analyse profon-
dément, lorsqu'il montre que les cas contractés ou fondus dans
l'imagination n'en restent pas moins distincts dans la mémoire
ou dans l'entendement. Non qu'on en revienne à l'état de la
matière qui ne produit pas un cas sans que l'autre ait disparu.
Mais à partir de l'impression qualitative de l'imagination, la
mémoire reconstitue les cas particuliers comme distincts, les
conservant dans « l'espace de temps » qui lui est propre. Le passé
n'est plus alors le passé immédiat de la rétention, mais le passé
réflexif de la représentation, la particularité réfléchie et repro-
duite. En corrélation, le futur cesse aussi d'être le futur immédiat
de l'anticipation pour devenir le futur réflexif de la prévision,
la généralité réfléchie de l'entendement (l'entendement propor-
tionne l'attente de l'imagination au nombre de cas semblables
distincts observés et rappelés). C'est dire que les synthèses
actives de la mémoire et de l'entendement se superposent à la
synthèse passive de l'imagination, et prennent appui sur elle.
La constitution de la répétition implique déjà trois instances :
cet en-soi qui la laisse impensable, ou qui la défait à mesure
qu'elle se fait ; le pour-soi de la synthèse passive ; et fondée sur
celle-ci, la représentation réfléchie d'un « pour-nous » dans les
synthèses actives. L'associationnisme a une subtilité irrempla-
çable. On ne s'étonnera pas que Bergson retrouve les analyses
de Hume, dès qu'il se heurte à un problème analogue : quatre
heures sonnent... Chaque coup, chaque ébranlement ou excita-
tion, est logiquement indépendant de l'autre, mens momentanea.
Mais nous les contractons en une impression qualitative interne,
hors de tout souvenir ou calcul distinct, dans ce présent vivant,
dans cette synthèse passive qu'est la durée. Puis nous les restituons
dans un espace auxiliaire, dans un temps dérivé, où nous pou-
vons les reproduire, les réfléchir, les compter comme autant
d'impressions-extérieures quantifiables1.
Sans doute l'exemple de Bergson n'est-il pas le même que
celui de Hume. L'un désigne une répétition fermée, l'autre,
ouverte. De plus, l'un désigne une répétition d'éléments du
type A A A A (tic, tic, tic, tic,), l'autre, une répétition de cas,
AB AB AB A... (tic-tac, tic-tac, tic-tac, tic ... ). La principale
distinction de ces formes repose sur ceci : dans la seconde la
1. Le texte de BERGSON est dans les Données immédiates, chap. Il (éd. du
Centenaire, pp. 82-85). Bergson y distingue bien les deux aspects de la fusion
ou contraction dans l'esprit, et du déploiement dans l'espace. La contraction
comme essence de la durée, et comme opérant sur des ébranlements matériels
élémentaires pour constituer la qualité perçue, est encore plus précisément
analysée dans Matière et mémoire.
Les textes de HUME sont dans le Traité de la nature humaine, surtout 3e par-
tie, sect. 16 (trad. LEROY, Aubier, t. 1, pp. 249-251). Hume distingue avec
force l'union ou la fusion des cas dans l'imagination - union qui se fait indé-
pendamment de la mémoire ou de l'entendement - et la distinction de ces
mêmes cas dans la mémoire et l'entendement.
de cette sensibilité vitale primaire, le présent vécu constitue déjà
dans le temps un passé et un futur. Ce futur apparaît dans le
besoin comme forme organique de l'attente ; le passé de la réten-
tion apparaît dans l'hérédité cellulaire. Bien plus : ces synthèses
organiques, en se combinant avec les synthèses perceptives
échafaudées sur elles, se redéploient dans les synthèses actives
d'une mémoire et d'une intelligence psycho-organiques (instinct
et apprentissage). Nous ne devons donc pas seulement distinguer
des formes de répétition par rapport à la synthèse passive, mais
des niveaux de synthèses passives, et des combinaisons de ces
niveaux entre eux, et des combinaisons de ces niveaux avec les
synthèses actives. Tout cela forme un riche domaine de signes,
enveloppant chaque fois l'hétérogène, et animant le comporte-
ment. Car chaque contraction, chaque syntlièse passive, est
constitutive d'un si-ne, qui s'interprète ou se déploie dans les
synthèses actives. Les si-nes auxquels l'animal « sent » la présence
de l'eau ne ressemblent pas aux éléments dont son organisme
assoiffé manque. La manière dont la sensation, la perception, mais
aussi le besoin et l'hérédité, l'apprentissage et l'instinct, l'intelli-
gence et la mémoire participent de la répétition, se mesure dans
chaque cas par la combinaison des formes de répétition, par les
niveaux où ces combinaisons s'élaborent, par la mise en relation
de ces niveaux, par l'interférence des synthèses actives avec les
synthèses passives.
De quoi s'agit-il dans tout ce domaine, que nous avons dû
étendre jusqu'à l'organique ? Hui-rie le dit précisément : il s'agit
du problème de l'habitude. Mais comment expliquer que, dans
les coups d'horloge de Ber,-son, comme dans les séquences causales
de Hume, nous nous sentions si proches en effet du mystère de
l'habitude, et pourtant ne reconnaissions rien de ce qu'on appelle
« habituellement » une habitude ? La raison doit en être cherchée,
peut-être dans les illusions de la psychologie. Celle-ci a fait de
l'activité son fétiche. Sa crainte forcenée de l'introspection fait
qu'elle n'observe que ce qui boue. Elle demande comment on
prend des habitudes en agissant. Mais ainsi toute l'étude du
learning risque d'être faussée tant qu'on ne pose pas la question
préalable : est-ce en agissant qu'on prend des habitudes... ou au
contraire en contemplant ? La psychologie tient pour acquis que
le moi ne peut pas se contempler lui-même. Mais ce n'est pas la
question, la question est de savoir si le moi lui-même n'est pas
une contemplation, s'il n'est pas en lui-même une contempla-
tion - et si l'on peut apprendre, former un comportement et se
former soi-même autrement qu'en contemplant.
L'habitude soutire à la répétition quelque chose de nouveau :
la différence (d'abord posée comme généralité). L'habitude dans
son essence est contraction. Le langage en témoigne, quand
il parle de « contracter » une habitude et n'emploie le verbe
contracter qu'avec un complément capable de constituer un
habitus. On objecte que le coeur, quand il se contracte, n'a pas
plus (ou n'est pas plus) une habitude que quand il se dilate.
Mais c'est que nous confondons deux genres de contraction
tout à fait différents : la contraction peut désigner un des deux
éléments actifs, un des deux temps opposés dans une série du
type tic-tac.... l'autre élément étant la détente ou la dilatation.
Mais la contraction désigne aussi la fusion des tic-tac successifs
dans une âme contemplative. Telle est la synthèse passive, qui
constitue notre habitude de vivre, c'est-à-dire notre attente que
«cela » continue, qu'un des deux éléments survienne après l'autre,
assurant la perpétuation de notre cas. Quand nous disons que
l'habitude est contraction, nous ne parlons donc pas de l'action
instantanée qui se compose avec l'autre pour former un élément
de répétition, mais de la fusion de cette répétition dans l'esprit
qui contemple. Il faut attribuer une âme au coeur, aux muscles,
aux nerfs, aux cellules, mais une âme contemplative dont tout le
rôle est de contracter l'habitude. Il n'y a là nulle hypothèse
barbare, ou mystique : l'habitude y manifeste au contraire sa
pleine généralité, qui ne concerne pas seulement les habitudes
sensori-motrices que nous avons (psychologiquement), mais
d'abord les habitudes primaires que nous sommes, les milliers
de synthèses passives qui nous composent organiquement. A la
fois, c'est en contractant que nous sommes des habitudes, mais
c'est par contemplation que nous contractons. Nous sommes des
contemplations, nous sommes des imaginations, nous sommes
des généralités, nous sommes des prétentions, nous sommes des
satisfactions. Car le phénomène de la prétention n'est rien d'autre
encore que la contemplation contractante par laquelle nous
affirmons notre droit et notre attente sur ce que nous contractons,
et uotre satisfaction de nous-mêmes en tant que nous contem-
plons. Nous ne nous contemplons pas nous-mêmes, mais nous
n'existons qu'en contemplant, c'est-à-dire en contractant ce
dont nous procédons. La question de savoir si le plaisir est lui-
même une contraction, une tension, ou s'il est toujours lié à un
processus de détente, n'est pas bien posée ; on trouvera des élé-
ments de plaisir dans la succession active des détentes et des
contractions d'excitants. Mais c'est une tout autre question de
demander pourquoi le plaisir n'est pas simplement un élément
ou un cas dans notre vie psychique, mais un principe qui régit
souverainement celle-ci dans tous les cas. Le plaisir est un prin-
cipe, en tant qu'il est l'émoi d'une contemplation remplissante,
qui contracte en elle-même les cas de détente et de contraction.
Il y a une béatitude de la synthèse passive ; et nous sommes tous
Narcisse par le plaisir que nous éprouvons en contemplant
(autosatisfaction) bien que nous contemplions tout autre chose
que nous-mêmes. Nous sommes toujours Actéon par ce que nous
contemplons, bien que nous soyons Narcisse par le plaisir que
nous en tirons. Contempler, c'est soutirer. C'est toujours autre
chose, c'est l'eau, Diane ou les bois qu'il faut d'abord contempler,
pour se remplir d'une image de soi-même.
Nul mieux que Samuel Butler n'a montré qu'il n'y avait pas
d'autre continuité que celle de l'habitude, et que nous n'avions
pas d'autres continuités que celles de nos mille habitudes compo-
santes, formant en nous autant de moi superstitieux et contem-
platifs, autant de prétendants et de satisfactions : « Car le blé
des champs lui-même fonde sa croissance sur une base supersti-
tieuse en ce qui concerne son existence, et ne transforme la terre
et l'humidité en froment que grâce à la présomptueuse confiance
qu'il a dans sa propre habileté à le faire, confiance ou foi en soi-
même sans laquelle il serait impuissant »1. Seul l'empiriste peut
risquer avec bonheur de telles formules. Il y a une contraction
de la terre et de l'humidité qu'on appelle froment, et cette
contraction est une contemplation, et l'autosatisfaction de cette
contemplation. Le lys des champs, par sa seule existence, chante
la gloire des cieux, des déesses et des dieux, c'est-à-dire des
éléments qu'il contemple en contractant. Quel organisme n'est
pas fait d'éléments et de cas de répétition, d'eau, d'azote, de
carbone, de chlorures, de sulfates contemplés et contractés,
entrelaçant ainsi toutes les habitudes par lesquelles il se compose ?
Les organismes s'éveillent sous les paroles sublimes de la troisième
Ennéade : tout est contemplation ! et c'est peut-être une « ironie »
de dire que tout est contemplation, même les rochers et les bois,
les animaux et les hommes, même Actéon et le cerf, Narcisse
et la fleur, même nos actions et nos besoins. Mais l'ironie à son
tour est encore une contemplation, rien d'autre qu'une contem-
plation... Plotin dit : on ne détermine sa propre image, et l'on
n'en jouit, qu'en se retournant, pour le contempler, vers ce dont
on rocède.
1. SAMUEL BUTLER, La vie et l'habitude (trad. Valery LARBAUD, N.R.F.),
pp. 86-87.
Il est facile de multiplier les raisons qui rendent l'habitude
indépendante de la répétition : agir n'est jamais répéter, ni dans
l'action qui se monte, ni dans l'action toute montée. Nous avons
vu comment l'action avait plutôt le particulier comme variable
et la généralité pour élément. Mais s'il est vrai que la généralité
est tout autre chose que la répétition, elle renvoie pourtant à
la répétition comme à la base cachée sur laquelle elle se construit.
L'action ne se constitue, dans l'ordre de généralité et dans le
champ de variables qui lui correspondent, que par la contraction
d'éléments de répétition. Seulement cette contraction ne se fait
pas en elle, elle se fait dans un moi qui contemple et qui double
l'agent. Et pour intégrer des actions dans une action plus
complexe, il faut que les actions primaires à leur tour jouent
dans un « cas » le rôle d'éléments de répétition, mais toujours
par rapport à une âme contemplative sous-jacente au sujet de
l'action composée. Sous le moi qui agit, il y a des petits moi qui
contemplent, et qui rendent possibles l'action et le sujet actif.
Nous ne disons « moi » que par ces mille témoins qui contemplent
en nous ; c'est toujours un tiers qui dit moi. Et même dans le rat
du labyrinthe, et dans chaque muscle du rat, il faut mettre de
ces âmes contemplatives. Or, comme la contemplation ne surgit
à aucun moment de l'action, comme elle est toujours en retrait,
comme elle ne « fait » rien (bien que quelque chose, et quelque
chose de tout à fait nouveau, se fasse en elle), il est facile de
l'oublier, et d'interpréter le processus complet de l'excitation et
de la réaction sans aucune référence à la répétition, puisque
cette référence apparaît seulement dans le rapport des réactions
comme des excitations avec les âmes contemplatives.
Soutirer à la répétition quelque chose de nouveau, lui soutirer
la différence, tel est le rôle de l'imagination ou de l'esprit qui
contemple dans ses états multiples et morcelés. Aussi bien la
répétition dans son essence est-elle imaginaire, puisque seule
l'imagination forme ici le « moment » de la vis repetitiva du point
de vue de la constitution, faisant exister ce qu'elle contracte à
titre d'éléments ou de cas de répétition. La répétition imaginaire
n'est pas une fausse répétition, qui viendrait suppléer à l'absence
de la vraie ; la vraie répétition est de l'imagination. Entre une.
répétition qui ne cesse de se défaire en soi, et une répétition qui
se déploie et se conserve pour nous dans l'espace de la représen-
tation, il y a eu la différence, qui est le pour-soi de la répétition,
l'imaginaire. La différence habite la répétition. D'une part,
comme en longueur, la différence nous fait passer d'un ordre à
l'autre de la répétition : de la répétition instantanée qui se défait
en soi, à la répétition activement représentée, par l'intermédiaire
de la synthèse passive. D'autre part, en profondeur, la différence
nous fait passer d'un ordre de répétition à un autre, et d'une
généralité à une autre, dans les synthèses passives elles-mêmes.
Les battements de tête du poulet accompagnent les pulsations
cardiaques dans une synthèse organique, avant de servir à
picorer dans la synthèse perceptive du grain. Et déjà originel-
lement, la génératité formée par la contraction des « tic » se redis-
tribue en particularités dans la répétition plus complexe des
« tic-tac » à leur tour contractés, dans la série des synthèses
passives. De toutes les manières, la répétition matérielle et nue,
la répétition dite du même, est l'enveloppe extérieure, comme
une peau qui se défait, pour un noyau de différence et des répé-
titions internes plus compliquées. La différence est entre deux
répétitions. N'est-ce pas dire inversement que la répétition aussi
est entre deux différences, qu'elle nous fait passer d'un ordre de
différence à un autre ? Gabriel Tarde assignait ainsi le dévelop-
pement dialectique : la répétition comme passage d'un état des
différences générales à la différence singulière, des différences
extérieures à la différence interne - bref la répétition comme
le différenciant de la différence1.
1. La philosophie de Gabriel Tarde est une des dernières grandes philo-
sophies de la Nature, héritière de Leibniz. Elle se développe sur deux plans.
Sur un premier plan, elle met en eu trois catégories fondamentales qui régissent
tous les phénomènes : répétition, opposition, adaptation (cf. Les lois sociales,
Alcan, 1898). Mais l'opposition n'est que la figure sous laquelle une différence
se distribue dans la répétition pour limiter celle-ci, et pour l'ouvrir à un
nouvel ordre ou à un nouvel infini ; par exemple, quand la vie oppose ses
parties deux à deux, elle renonce à une croissance ou multiplication indéfinies
pour former des touts limités, mais gagne ainsi un infini d'une autre sorte,
une répétition d'une autre nature, celle de la génération (L'opposition univer-
selle, Alcan, 1897). L'adaptation elle-même est la figure sous laquelle des
courants répétitifs se croisent et s'intègrent dans une répétition supérieure.
Si bien que la différence apparaît entre deux sortes de répétition, et que chaque
répétition suppose une différence de même degré qu'elle (l'imitation comme
répétition d'une invention, la reproduction comme répétition d'une variation,
le rayonnement comme répétition d'une perturbation, la sommation comme
répétition d'un différentiel ..., cf. Les lois de l'imitation, Alcan, 1890).
Mais sur un plan plus profond, c'est plutôt la répétition qui est « pour »
la différence. Car ni l'opposition ni même l'adaptation ne manifestent la
figure libre de la différence : la différence « qui ne s'oppose à rien et qui ne
sert à rien », comme « fin finale des choses » (L'opposition universelle, p. 445).
De ce point de vue, la répétition est entre deux différences, et nous fait passer
d'un ordre à un autre de la différence : de la différence externe à la différence
interne, de la différence élémentaire à la différence transcendante, de la diffé-
rence infinitésimale à la différence personnelle et monadologique. La répétition
est donc le processus par lequel la différence n'augmente ni ne diminue, mais « va
différant » et « se donne pour but à elle-même » (cf. Monadologie et sociologie, et
La variation universelle, in Essais et mélanges sociologiques, éd. Maloine, 1895).
Il est entièrement faux de réduire la sociologie de Tarde à un psycho-
logisme ou même à une interpsychologie. Ce que Tarde reproche à Durkheim,
La synthèse du temps constitue le présent dans le temps. Non
pas que le présent soit une dimension du temps. Seul le présent
existe. La synthèse constitue le temps comme présent vivant, et
le passé et le futur comme dimensions de ce présent. Toutefois,
cette synthèse est intratemporelle, ce qui signifie que ce présent
passe. On peut sans doute concevoir un perpétuel présent, un
présent coextensif au temps ; il suffit de faire porter la contem-
plation sur l'infini de la succession d'instants. Mais il n'y a pas
de possibilité physique d'un tel présent : la contraction dans la
contemplation opère toujours la qualification d'un ordre de répé-
tition d'après des éléments ou des cas. Elle forme nécessairement
un présent d'une certaine durée, un présent qui s'épuise et qui
passe, variable suivant les espèces, les individus, les organismes
et les parties d'organisme considérées. Deux présents successifs
peuvent être contemporains d'un même troisième, plus étendu
par le nombre d'instants qu'il contracte. Un organisme dispose
d'une durée de présent, de diverses durées de présent, suivant la
portée naturelle de contraction de ses âmes contemplatives. C'est
dire que la fatigue appartient réellement à la contemplation. On
dit bien que c'est celui qui ne fait rien qui se fatigue ; la fatigue
marque ce moment où l'âme ne peut plus contracter ce qu'elle
contemple, où contemplation et contraction se défont. Nous
sommes composés de fatigues autant que de contemplations. C'est
pourquoi un phénomène comme le besoin peut être compris sous
l'espèce du « manque », du point de vue de l'action et des synthèses
actives qu'il détermine, mais au contraire comme un extrême
« rassasiement », comme une « fatigue » du point de vue de la
synthèse passive qui le conditionne. Précisément le besoin marque
les limites du présent variable. Le présent s'étend entre deux
surgissements du besoin, et se confond avec le temps que dure
une contemplation. La répétition du besoin, et de tout ce qui en
dépend, exprime le temps propre de la synthèse du temps, le
caractère intratemporel de cette synthèse. La répétition est
c'est de se donner ce qu'il faut expliquer, « la similitude de millions d'hommes ».
A l'alternative : données impersonnelles ou Idées des grands hommes - il
substitue les petites idées des petits hommes, les petites inventions et les
interférences entre courants imitatifs. Ce que Tarde instaure, c'est la micro-
sociologie, qui ne s'établit pas nécessairement entre deux individus, mais est
déjà fondée dans un seul et même individu (par exemple, l'hésitation comme
« opposition sociale infinitésimale », ou l'invention comme « adaptation sociale
infinitésimale » - cf. Les lois sociales). C'est par cette méthode, procédant
par monographies, qu'on montrera comment la répétition somme et intègre
les petites variations, toujours pour dégager le « différemment différent »
(La logique sociale, Alcan, 1893). L'ensemble de la philosophie de Tarde se
présente ainsi : une dialectique de la différence et de la répétition, qui fonde
sur toute une cosmologie la possibilité d'une microsociologie.
essentiellement inscrite dans le besoin, parce que le besoin repose
sur une instance qui concerne essentiellement la répétition, qui
forme le pour-soi de la répétition, pour-soi d'une certaine durée.
A partir de nos contemplations se définissent tous nos rythmes,
nos réserves, nos temps de réactions, les mille entrelacements, les
présents et les fatigues qui nous composent. La règle est qu'on ne
peut pas aller plus vite que son propre présent, ou plutôt que ses
présents. Les signes, tels que nous les avons définis comme des
habitus, ou des contractions se renvoyant les unes aux autres,
appartiennent toujours au présent. C'est une des grandeurs du
stoïcisme d'avoir montré que tout signe était signe d'un présent,
du point de vue de la synthèse passive où passé et futur ne sont
précisément que des dimensions du présent lui-même (la cicatrice
est le signe, non pas de la blessure passée, mais du « fait présent
d'avoir eu une blessure » : disons qu'elle est contemplation de la
blessure, elle contracte tous les instants qui m'en séparent en un
présent vivant). Ou plutôt, il y a là le vrai sens de la distinction
entre naturel et artificiel. Sont naturels les signes du présent, qui
renvoient au présent dans ce qu'ils signifient, les signes fondés
sur la synthèse passive. Sont artificiels au contraire les signes qui
renvoient au passé ou au futur comme à des dimensions distinctes
du présent. dont le présent peut-être dépendrait à son tour ; de
tels signes impliquent des synthèses actives, c'est-à-dire le pas-
sage de l'imagination spontanée aux facultés actives de la repré-
sentation réfléchie, de la mémoire et de l'intelligence.
Le besoin lui-même est donc très imparfaitement compris
d'après des structures négatives qui le rapportent déjà à l'activité.
Il ne suffit même pas d'invoquer l'activité en train de se faire, de
se monter, si l'on ne détermine pas le sol contemplatif sur lequel
elle se monte. Là encore, sur ce sol, on est conduit à voir dans le
négatif (le besoin comme manque) l'ombre d'une plus haute
instance. Le besoin exprime la béance d'une question, avant
d'exprimer le non-être ou l'absence d'une réponse. Contempler,
c'est questionner. N'est-ce pas le propre de la question, de « sou-
tirer » une réponse ? C'est la question qui présente à la fois cet
entêtement ou cette obstination, et cette lassitude, cette fatigue
qui correspondent au besoin. Quelle différence y a-t-il... ? telle
est la question que l'âme contemplative pose à la répétition, et
dont elle soutire la réponse à la répétition. Les contemplations
sont des questions, et les contractions qui se font en elle, et qui
viennent les remplir, sont autant d'affirmations finies qui s'engen-
drent comme les présents s'engendrent à partir du perpétuel
présent dans la synthèse passive du temps. Les conceptions du
négatif viennent de notre précipitation à comprendre le besoin
en rapport avec les synthèses actives, qui, en fait, s'élaborent
seulement sur ce fond. Bien plus : si nous replaçons les synthèses
actives elles-mêmes sur ce fond qu'elles supposent, nous voyons
que l'activité signifie plutôt la constitution de champs probléma-
tiques en rapport avec les questions. Tout le domaine du compor-
tement, l'entrelacement des signes artificiels et des signes natu-
rels, l'intervention de l'instinct et de l'apprentissage, de la
mémoire et de l'intelligence, montrent comment les questions de
la contemplation se développent en champs problématiques
actifs. A la première synthèse du temps, correspond un premier
complexe question-problème tel qu'il apparait dans le présent
vivant (urgence de la vie). Ce présent vivant et, avec lui, toute la
vie organique et psychique reposent sur l'habitude. A la suite de
Condillac, nous devons considérer l'habitude comme la fondation
dont tous les autres phénomènes psychiques dérivent. Mais c'est
que tous les autres phénomènes, ou bien reposent sur des contem-
plations, ou bien sont eux-mêmes des contemplations : même le
besoin, même la question, même « l'ironie ».
Ces mille habitudes qui nous composent - ces contractions,
ces contemplations, ces prétentions, ces présomptions, ces satis-
factions, ces fatigues, ces présents variables - forment donc le
domaine de base des synthèses passives. Le Moi passif ne se
définit pas simplement par la réceptivité, c'est-à-dire par la
capacité d'éprouver des sensations, mais par la contemplation
contractante qui constitue l'organisme lui-même avant d'en
constituer les sensations. Aussi ce moi n'a-t-il aucun caractère de
simplicité : il ne suffit même pas de relativiser, de pluraliser le
moi, tout en lui gardant chaque fois une forme simple atténuée.
Les moi sont des sujets larvaires ; le monde des synthèses passives
constitue le système du moi, dans des conditions à déterminer,
mais le système du moi dissous. Il y a moi dès que s'établit
quelque part une contemplation furtive, dès que fonctionne
quelque part une machine à contracter, capable un moment de
soutirer une différence à la répétition. Le moi n'a pas de modifi-
cations, il est lui-même une modification, ce terme désignant
précisément la différence soutirée. Finalement, on n'est que ce
qu'on a, c'est par un avoir que l'être se forme ici, ou que le moi
passif est. Toute contraction est une présomption, une prétention,
c'est-à-dire émet une attente ou un droit sur ce qu'elle contracte,
et se défait dès que son objet lui échappe. Samuel Beckett, dans
tous ses romans, a décrit l'inventaire des propriétés auquel des
sujets larvaires se livrent avec fatigue et passion : la série des
cailloux de Molloy, des biscuits de Murphy, des propriétés de
Malone - il s'agit toujours de soutirer une petite différence,
pauvre généralité, à la répétition des éléments ou à l'organisation
des cas. Sans doute est-ce une des intentions les plus profondes
du « nouveau roman » que de rejoindre, en deçà de la synthèse
active, le domaine des synthèses passives qui nous constituent,
modifications, tropismes et petites propriétés. Et dans toutes ses
fatigues composantes, dans toutes ses auto-satisfactions médio-
cres, dans ses présomptions dérisoires, dans sa misère et sa pau-
vreté, le moi dissous chante encore la gloire de Dieu, C'est-à-dire
de ce qu'il contemple, contracte et possède.
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La première synthèse du temps, pour être originaire, n'en
est pas moins intratemporelle. Elle constitue le temps comme
présent, mais comme présent qui passe. Le temps ne sort pas
du présent, mais le présent ne cesse pas de se mouvoir, par bonds
qui empiètent les uns sur les autres. Tel est le paradoxe du pré-
sent : constituer le temps, mais passer dans ce temps constitué.
Nous ne devons pas récuser la conséquence nécessaire : il faut
un autre temps dans lequel s'opère la première synthèse du temps.
Celle-ci renvoie nécessairement à une seconde synthèse. En
insistant sur la finitude de la contraction, nous avons montré
l'effet, nous n'avons pas du tout montré pourquoi le présent
passait, ni ce qui l'empêchait d'être coextensif au temps. La
première synthèse, celle de l'habitude, est vraiment la fondation
du temps ; mais nous devons distinguer la fondation et le fon-
dement. La fondation concerne le sol, et montre comment quelque
chose s'établit sur ce sol, l'occupe et le possède ; mais le fonde-
ment vient plutôt du ciel, va du faîte aux fondations, mesure le
sol et le possesseur l'un à l'autre d'après un titre de propriété.
L'habitude est la fondation du temps, le sol mouvant occupé
par le présent qui passe. Passer, c'est précisément la prétention
du présent. Mais ce qui fait passer le présent, et qui approprie
le présent et l'habitude, doit être déterminé comme fondement
du temps. Le fondement du temps, c'est la Mémoire. On a vu
que la mémoire, comine synthèse active dérivée, reposait sur
l'habitude : en effet, tout repose sur la fondation. Mais ce qui
constitue la mémoire n'est pas donné par là. Au moment où
elle se fonde sur l'habitude, la mémoire doit être fondée par une
autre synthèse passive, distincte de l'habitude. Et la synthèse
passive de l'habitude renvoie elle-même à cette synthèse passive
plus profonde, qui est de la mémoire : Habitus et Mnémosyne,
ou l'alliance du ciel et de la terre. L'Habitude est la synthèse
originaire du temps, qui constitue la vie du présent qui passe ;
la Mémoire est la synthèse fondamentale du temps, qui constitue
l'être du passé (ce qui fait passer le présent).
On dirait d'abord que le passé se trouve coincé entre deux
présents : celui qu'il a été, et celui par rapport auquel il est
passé. Le passé n'est pas l'ancien présent lui-même, mai l'élé-
ment dans lequel on vise celui-ci. Aussi la particularité est-elle
maintenant dans le visé, c'est-à-dire dans ce qui « a été », tandis
que le passé lui-même, le « était », est par nature général. Le
passé en général est l'élément dans lequel on vise chaque ancien
présent en particulier et comme particulier. Conformément à
la terminologie husserlienne, nous devons distinguer la rétention
et la reproduction. Mais ce que nous appelions tout à l'heure
rétention de l'habitude, c'était l'état des instants successifs
contractés dans un actuel présent d'une certaine durée. Ces
instants formaient la particularité, c'est-à-dire un passé immé-
diat appartenant naturellement à l'actuel présent ; quant au
présent lui-même, ouvert sur le futur par l'attente, il constituait
le général. Au contraire, du point de vue de la reproduction de
la mémoire, c'est le passé (comme médiation des présents) qui
est devenu général, et le présent (tant l'actuel que l'ancien)
particulier. Dans la mesure où le passé en général est l'élément
dans lequel on peut, viser chaque ancien présent, qui s'y conserve,
l'ancien présent se trouve « représenté » dans l'actuel. Les limites
de cette représentation ou reproduction sont en fait déterminées
par les rapports variables de ressemblance et de contiguïté
connus sous le nom d'association ; car l'ancien présent, pour
être représenté, ressemble à l'actuel, et se dissocie en présents
partiellement simultanés de durées très différentes, dès lors
contigus les uns aux autres, et, à la limite, contigus avec l'actuel.
La grandeur de l'associationnisme est d 'avoir fondé toute une
théorie des signes artificiels sur ces rapports d'association.
Or l'ancien présent n'est pas représenté dans l'actuel, sans
que l'actuel ne soit lui-même représenté dans cette représen-
tation. Il appartient essentiellement à la représentation de
représenter non seulement quelque chose, mais sa propre repré-
sentativité. L'ancien et l'actuel présents ne sont donc pas comme
deux instants successifs sur la ligne du temps, mais l'actuel
comporte nécessairement une dimension de plus par laquelle
il représente l'ancien, et dans laquelle aussi il se représente
lui-même. L'actuel présent n'est pas traité comme l'objet futur
d'un souvenir, mais comme ce qui se réfléchit en même temps
qu'il forme le souvenir de l'ancien présent. La synthèse active
a donc deux aspects corrélatifs, quoique non symétriques :
reproduction et réflexion, remémoration et recognition, mémoire
et entendement. On a souvent remarqué que la réflexion impli-
quait quelque chose de plus que la reproduction ; mais ce quelque
chose de plus, c'est seulement cette dimension supplémentaire
où tout présent se réfléchit comme actuel en même temps qu'il
représente l'ancien. « Tout état de conscience exige une dimen-
sion de plus que celui dont il implique le souvenir »1. Si bien
qu'on peut appeler synthèse active de la mémoire le principe
de la représentation sous ce double aspect : reproduction de
l'ancien présent et réflexion de l'actuel. Cette synthèse active
de la mémoire se fonde sur la synthèse passive de l'habitude,
puisque celle-ci constitue tout présent possible en général. Mais
elle en diffère profondément : l'asymétrie réside maintenant
dans l'augmentation constante des dimensions, dans leur proli-
fération infinie. La synthèse passive de l'habitude constituait
le temps comme contraction des instants sous la condition du
présent, mais la synthèse active de la mémoire le constitue
comme emboîtement des présents eux-mêmes. Tout le problème est:
sous quelle condition ? C'est par l'élément pur du passé, comme
passé en général, comme passé a priori, que tel ancien présent
se trouve reproductible, et que l'actuel présent se réfléchit. Loin
de dériver du présent ou de la représentation, le passé se trouve
supposé par toute représentation. C'est en ce sens que la synthèse
active de la mémoire a beau se fonder sur la synthèse passive
(empirique) de l'habitude, en revanche elle ne peut être fondée
que par une autre synthèse passive (transcendantale) propre à la
mémoire elle-même. Alors que la synthèse passive de l'habitude
constitue le présent vivant dans le temps, et fait du passé et
du futur les deux éléments asymétriques de ce présent, la syn-
thèse passive de la mémoire constitue le passé pur dans le temps,
et fait de l'ancien présent et de l'actuel (donc du présent dans
la reproduction et du futur dans la réflexion) les deux éléments
asymétriques de ce passé comme tel. Mais que signifie passé
pur, a priori, en général ou comme tel ? Si Matière et mémoire
est un grand livre, c'est peut-être parce que Bergson a pénétré
profondément dans le domaine de cette synthèse transcendant
tale d'un passé pur, et en a dégagé tous les paradoxes constitutifs.
Il est vain de prétendre recomposer le passé à partir d'un des
présents qui le coincent, soit celui qu'il a été, soit celui par rap-
1. Michel SOURIAU, Le Temps (Alcan, 1937), p. 55.
port auquel il est maintenant passé. Nous ne pouvons pas croire
en effet que le passé se constitue après avoir été présent, ni
parce qu'un nouveau présent apparaît. Si le passé attendait un
nouveau présent pour se constituer comme passé, jamais l'ancien
présent ne passerait ni le nouveau n'arriverait. Jamais un pré-
sent ne passerait, s'il n'était passé « en même temps » que présent;
jamais un passé ne se constituerait, s'il ne s'était constitué
d'abord « en même temps » qu'il a été présent. Tel est le premier
paradoxe : celui de la contemporanéité du passé avec le présent
qu'il a été. Il nous donne la raison du présent qui passe. C'est
parce que le passé est contemporain de soi comme présent, que
tout présent passe, et passe au profit d'un nouveau présent. Un
second paradoxe en sort, paradoxe de la coexistence. Car si
chaque passé est contemporain du présent qu'il a été, tout le
passé coexiste avec le nouveau présent par rapport auquel il est
maintenant passé. Le passé n'est pas plus « dans » ce second
présent, qu'il n'est « après » le premier. D'où l'idée bergsonienne
que chaque actuel présent n'est que le passé tout entier dans son
état le plus contracté. Le passé ne fait pas passer l'un des présents
sans faire advenir l'autre, mais lui ne passe ni n'advient. C'est
pourquoi, loin d'être une dimension du temps, il est la synthèse
du temps tout entier dont le présent et le futur sont seulement
les dimensions. On ne peut pas dire : il était. Il n'existe plus, il
n'existe pas, mais il insiste, il consiste, il est. Il insiste avec l'ancien
présent, il consiste avec l'actuel ou le nouveau. Il est l'en-soi du
temps comme fondement dernier du passage. C'est en ce sens
qu'il forme un élément pur, général, a priori, de tout temps. En
effet, quand nous disons qu'il est contemporain du présent
qu'il a été, nous parlons nécessairement d'un passé qui ne fut
jamais présent, puisqu'il ne se forme pas « après ». Sa manière
d'être contemporain de soi comme présent, c'est de se poser
déjà-là, présupposé par le présent qui passe, et le faisant passer.
Sa manière de coexister avec le nouveau présent, c'est de se
poser en soi, se conservant en soi, présupposé par le nouveau
présent qui n'advient qu'en le contractant. Le paradoxe de la
préexistence complète donc les deux autres : chaque passé est
contemporain du présent qu'il a été, tout le passé coexiste avec
le présent par rapport auquel il est passé, mais l'élément pur du
passé en général préexiste au présent qui passe1. Il y a donc un
1. Ces trois paradoxes font l'objet du chapitre III de Matière et mémoire.
(Sous ces trois aspects, BERGSON oppose le passé pur ou pur souvenir, qui est
sans avoir d'existence psychologique, à la représentation, c'est-à-dire à la
réalité psychologique de l'image-souvenir.)
élément substantiel du temps (Passé qui ne fut jamais présent)
jouant le rôle de fondement. Il n'est pas lui-même représenté. Ce
qui est représenté, c'est toujours le présent, comme ancien ou
actuel. Mais c'est par le passé pur que le temps se déploie ainsi
dans la représentation. La synthèse passive transcendantale porte
sur ce passé pur, du triple point de vue de la contemporanéité,
de la coexistence et de la préexistence. La synthèse active au
contraire est la représentation du présent, sous le double aspect de
la reproduction de l'ancien et de la réflexion du nouveau. Celle-ci
est fondée par celle-là ; et si le nouveau présent dispose toujours
d'une dimension supplémentaire, c'est parce qu'il se réfléchit dans
l'élément du passé pur en général, tandis que l'ancien présent est
seulement visé comme particulier à travers cet élément.
Si nous comparons la synthèse passive de l'habitude et la
synthèse passive de la mémoire, nous voyons combien, de l'une
à l'autre, a changé la répartition de la répétition et de la contrac-
tion. De toute manière sans doute, le présent apparaît comme
le fruit d'une contraction, mais rapportée à des dimensions tout
à fait différentes. Dans un cas, le présent est l'état le plus contracté
d'instants ou d'éléments successifs, indépendants les uns des
autres en soi. Dans l'autre cas, le présent désigne le degré le plus
contracté d'un passé tout entier, qui est en soi comme totalité
coexistante. Supposons en effet, conformément aux nécessités du
deuxième paradoxe, que le passé ne se conserve pas dans le
présent par rapport auquel il est passé, mais se conserve en soi,
l'actuel présent n'étant que la contraction maxima de tout ce
passé qui coexiste avec lui. Il faudra d'abord que ce passé tout
entier coexiste avec soi-même, à des degrés divers de détente...
et de contraction. Le présent n'est le degré le plus contracté du
passé qui lui coexiste que si le passé coexiste d'abord avec soi,
à une infinité de degrés de détente et de contraction divers, à une
infinité de niveaux (tel est le sens de la célèbre métaphore
bergsonienne du cône, ou quatrième paradoxe du passé)1. Consi-
1. BERGSON, Matière et mémoire: « La même vie psychologique serait donc
répétée un nombre indéfini de fois, aux étages successifs de la mémoire, et le
même acte de l'esprit pourrait se jouer à bien des hauteurs différentes...» (éd.
du Centenaire, p. 250) ; « il y a place pour mille et mille répétitions de notre vie
psychologique, figurées par autant de sections A' B', A" B", etc., du même
cône... » (p. 302). - On remarquera que la répétition, ici, concerne la vie psy-
chologique, mais n'est pas elle-même psychologique : la psychologie en effet ne
commence qu'avec l'image-souvenir, tandis que les sections ou étages du cône
se dessinent dans le passé pur. Il s'agit donc d'une répétition métapsycholo-
gique de la vie psychologique. D'autre part, quand Bergson parle des « étages
successifs », successif doit se comprendre d'une façon toute figurée, en fonction
de notre oeil qui parcourt le dessin proposé par Bergson ; car, dans leur réalité
propre, tous les étages sont dits coexister les uns avec les autres.
dérons ce qu'on appelle répétition dans une vie, plus précisément
dans une vie spirituelle. Des présents se succèdent, empiétant
les uns sur les autres. Et pourtant nous avons l'impression que,
si fortes soient l'incohérence ou l'opposition possibles des présents
successifs, chacun d'eux joue « la même vie » à un niveau différent.
C'est ce qu'on appelle un destin. Le destin ne consiste jamais
en rapports de déterminisme, de proche en proche, entre des
présents qui se succèdent suivant l'ordre d'un temps représenté.
Il implique, entre les présents successifs, des liaisons non locali-
sables, des actions à distance, des systèmes de reprise, de réso-
nance et d'échos, des hasards objectifs, des signaux et des
signes, des rôles qui transcendent les situations spatiales et les
successions temporelles. Des présents qui se succèdent, et qui
expriment un destin, on dirait qu'ils jouent toujours la même
chose, la même histoire, à la différence du niveau près : ici plus
ou moins détendu, là plus ou moins contracté. C'est pourquoi le
destin se concilie si mal avec le déterminisme, mais si bien avec
la liberté : la liberté, c'est de choisir le niveau. La succession des
actuels présents n'est que la manifestation de quelque chose de
plus profond : la manière dont chacun reprend toute la vie, mais
à un niveau ou degré différent de celui du précédent, tous les
niveaux ou degrés coexistant et s'offrant à notre choix, du fond
d'un passé qui ne fut jamais présent. Nous appelons caractère
empirique les rapports de succession et de simultanéité entre
présents qui nous composent, leurs associations d'après la causa-
lité, la contiguïté, la ressemblance et même l'opposition. Mais
caractère nouménal, les rapports de coexistence virtuelle entre
niveaux d'un passé pur, chaque présent ne faisant qu'actualiser
ou représenter un de ces niveaux. Bref, ce que nous vivons
empiriquement comme une succession de présents différents du
point de vue de la synthèse active, c'est aussi bien la coexistence
toujours grandissante des niveaux du passé dans la synthèse passive.
Chaque présent contracte un niveau du tout entier, mais ce
niveau est déjà de détente ou de contraction. C'est-à-dire : le
signe du présent est un passage à la limite, une contraction
maxima qui vient sanctionner comme telle le choix d'un niveau
quelconque, lui-même en soi contracté ou détendu, parmi une
infinité d'autres niveaux possibles. Et ce que nous disons d'une
vie, nous pouvons le dire de plusieurs vies. Chacune étant un
présent qui passe, une vie peut en reprendre une autre, à un
autre niveau : comme si le philosophe et le porc, le criminel et le
saint jouaient le même passé, aux niveaux différents d'un gigan-
tesque cône. Ce qu'on a elle métempsychose. Chacun choisit
sa hauteur ou son ton, peut-être ses paroles, mais l'air est bien le
même, et sous toutes les paroles, un même tra-la-la, sur tous les
tons possibles et à toutes les hauteurs.
Il y a une grande différence entre les deux répétitions, la
matérielle et la spirituelle. L'une est une répétition d'instants ou
d'éléments successifs indépendants ; l'autre est une répétition
du Tout, à des niveaux divers coexistants (comme disait Leibniz,
« partout et toujours la même chose aux degrés de perfection
près »)1. Aussi les deux répétitions sont-elles dans un rapport
très différent avec la « différence » elle-même. La différence est
soutirée à l'une, dans la mesure où les éléments ou instants se
contractent dans un présent vivant. Elle est incluse dans l'autre,
dans la mesure où le Tout comprend la différence entre ses
niveaux. L'une est nue, l'autre est vêtue ; l'une est des parties,
l'autre du tout ; l'une de succession, l'autre de coexistence ;
l'une actuelle, l'autre virtuelle ; l'une horizontale, l'autre ver-
ticale. Le présent est toujours différence contractée ; mais dans
un cas il contracte les instants indifférents, dans l'autre cas
il contracte, en passant à la limite, un niveau différentiel du
tout qui est lui-même de détente ou de contraction. Si bien que
la différence des présents eux-mêmes est entre les deux répéti-
tions, celle des instants élémentaires auxquels on la soutire,
celle des niveaux du tout dans lesquels on la comprend. Et
suivant l'hypothèse bergsonienne, il faut concevoir la répétition
nue comme l'enveloppe extérieure de la vêtue : c'est-à-dire la
répétition successive des instants comme le plus détendu des
niveaux coexistants, la matière comme le rêve ou comme le
passé le plus décontracté de l'esprit. De ces deux répétitions,
ni l'une ni l'autre à proprement parler n'est représentable. Car
la répétition matérielle se défait à mesure qu'elle se fait, et n'est
représentée que par la synthèse active qui en projette les éléments
dans un espace de calcul et de conservation ; mais en même temps,
cette répétition, devenue objet de représentation, se trouve subor-
donnée à l'identité des éléments ou à la ressemblance des cas
conservés et additionnés. Et la répétition spirituelle s'élabore dans
l'être en soi du passé, tandis que la représentation n'atteint et ne
concerne que des présents dans la synthèse active, subordonnant
alors toute répétition à l'identité de l'actuel présent dans la ré-
flexion comme à la ressemblance de l'ancien dans la reproduction.
Les synthèses passives sont évidemment sub-représentatives.
Mais toute la question pour nous est de savoir si nous pouvons
1. LEIBNIZ, Nouveaux essais sur l'entendement humain, liv. I, chap. 1.
pénétrer dans la synthèse passive de la mémoire. Vivre en quelque
sorte l'être en soi du passé, comme nous vivons la synthèse
passive de l'habitude. Tout le passé se conserve en soi, mais
comment le sauver pour nous, comment pénétrer dans cet en-soi
sans le réduire à l'ancien présent qu'il a été, ou à l'actuel présent
par rapport auquel il est passé. Comment le sauver pour nous ?
c'est à peu près le point où Proust reprend, relaie Bergson. Or il
semble que la réponse ait été donnée depuis très longtemps : la
réminiscence. Celle-ci désigne en effet une synthèse passive ou
une mémoire involontaire, qui diffère en nature de toute synthèse
active de la mémoire volontaire. Combray ne ressurgit pas
comme il fut présent, ni comme il pourrait l'être, mais dans une
splendeur qui ne fut jamais vécue, comme un passé pur qui
révèle enfin sa double irréductibilité au présent qu'il a été, mais
aussi à l'actuel présent qu'il pourrait être, à la faveur d'un téles-
copage entre les deux. Les anciens présents se laissent représenter
dans la synthèse active par-delà l'oubli, dans la mesure où
l'oubli est empiriquement vaincu. Mais là, c'est dans l'Oubli, et
comme immémorial, que Combray surgit sous forme d'un passé
qui ne fut jamais présent : l'en-soi de Combray. S'il y a un en-soi
du passé, la réminiscence est son noumène ou la pensée qui
l'investit. La réminiscence ne nous renvoie pas simplement d'un
présent actuel à d'anciens présents, nos amours récentes à des
amours infantiles, nos amantes à nos mères. Là encore, le rapport
des présents qui passent ne rend pas compte du passé pur qui
en profite, à leur faveur, pour surgir sous la représentation : la
Vierge, celle qui ne fut jamais vécue, au-delà de l'amante et
au-delà de la mère, coexistant avec l'une et contemporaine de
l'autre. Le présent existe, mais seul le passé insiste, et fournit
l'élément dans lequel le présent passe et les présents se télescopent.
L'écho des deux présents forme seulement une question persis-
tante, qui se développe dans la représentation comme un champ
de problème, avec l'impératif rigoureux de chercher, de répondre,
de résoudre. Mais la réponse vient toujours d'ailleurs : toute
réminiscence est érotique, qu'il s'agisse d'une ville ou d'une
femme. C'est toujours Érôs, le noumène, qui nous fait pénétrer
dans ce passé pur en soi, dans cette répétition virginale, Mné-
mosyne. Il est le compagnon, le fiancé de Mnémosyne. D'où
tient-il ce pouvoir pourquoi l'exploration du passé pur est-elle
érotique ? Pourquoi Érôs tient-il à la fois le secret des ques-
tions et de leurs réponses, et d'une insistance dans toute notre
existence ? A moins que nous ne disposions pas encore du dernier
mot, et qu'il n'y ait une troisième synthèse du temps...
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Rien de plus instructif temporellement, c'est-à-dire du point
de vue de la théorie du temps, que la différence entre le cogito
kantien et le cogito cartésien. Tout se passe comme si le cogito
de Descartes opérait avec deux valeurs logiques : la détermina-
tion et l'existence indéterminée. La détermination (je pense)
implique une existence indéterminée (je suis, puisque « pour
penser il faut être ») - et précisément la détermine comme
l'existence d'un être pensant : je pense donc je suis, je suis une
chose qui pense. Toute la critique kantienne revient à objecter
contre Descartes qu'il est impossible de faire porter directement
la détermination sur l'indéterminé. La détermination « je pense »
implique évidemment quelque chose d'indéterminé (« je suis »),
mais rien ne nous dit encore comment cet indéterminé est déter-
minable par le je pense. « Dans la conscience que j'ai de moi-
même avec la pure pensée, je suis l'être même ; il est vrai que par
là rien de cet être ne m'est encore donné à penser »1. Kant ajoute
donc une troisième valeur logique : le déterminable, ou plutôt la
forme sous laquelle l'indéterminé est déterminable (par la déter-
mination). Cette troisième valeur suffit à faire de la logique une
instance transcendantale. Elle constitue la découverte de la Diffé-
rence, non plus comme différence empirique entre deux détermi-
nations, mais Différence transcendantale entre LA détermination
et ce qu'elle détermine - non plus comme différence extérieure
qui sépare, mais Différence interne, et qui rapporte a priori
l'être et la pensée l'un à l'autre. La réponse de Kant est célèbre :
la forme sous laquelle l'existence indéterminée est déterminable
par le Je pense, c'est la forme du temps ... 2. Les conséquences
en sont extrêmes : mon existence indéterminée ne peut être
déterminée que dans le temps, comme l'existence d'un phéno-
mène, d'un sujet phénoménal, passif ou réceptif apparaissant
dans le temps. Si bien que la spontanéité dont j'ai conscience
dans le Je pense ne peut pas être comprise comme l'attribut d'un
être substantiel et spontané, mais seulement comme l'affection
d'un moi passif qui sent que sa propre pensée, sa propre intelli-
gence, ce par quoi il dit JE, s'exerce en lui et sur lui, non pas par
lui. Commence alors une longue histoire inépuisable : JE est un
autre, ou le paradoxe du sens intime. L'activité de la pensée
1. KANT, Critique de la raison pure, Remarque générale concernant le
passage de la psychologie rationnelle à la cosmologie (trad. BARNI, Gibert éd.,
1, p. 335).
2. Ibid., Analytique, note du S 25.
s'applique à un être réceptif, à un sujet passif, qui se représente
donc cette activité plutôt qu'il ne l'agit, qui en sent l'effet plutôt
qu'il n'en possède l'initiative, et qui la vit comme un Autre en
lui. Au « Je pense » et au « Je suis », il faut ajouter le moi, c'est-à-
dire la position passive (ce que Kant appelle la réceptivité d'in-
tuition) ; à la détermination et à l'indéterminé, il faut ajouter
la forme du déterminable, c'est-à-dire le temps. Et encore « ajou-
ter » est un mauvais mot, puisqu'il s'agit plutôt de faire la
différence, et de l'intérioriser dans l'être et la pensée. D'un bout
à l'autre, le JE est comme traversé d'une fêlure : il est fêlé par la
forme pure et vide du temps. Sous cette forme, il est le corrélat du
moi passif apparaissant dans le temps. Une faille ou une fêlure
dans le Je, une passivité dans le moi, voilà ce que signifie le
temps ; et la corrélation du moi pas,,-if et du Je fêlé constitue la
découverte du transcendantal ou l'élément de la révolution
copernicienne.
Descartes ne concluait qu'à force de réduire le Cogito à
l'instant, et d'expulser le temps, de le confier à Dieu dans l'opé-
ration de la création continuée. Plus généralement, l'identité
supposée du Je n'a pas d'autre garant que l'unité de Dieu lui-
même. C'est pourquoi la substitution du point de vue du « Je »
au point de vue de « Dieu » a beaucoup moins d'importance
qu'on ne dit, tant que l'un conserve une identité qu'il doit pré-
cisément à l'autre. Dieu continue de vivre tant que le Je dispose
de la subsistance, de la simplicité, de l'identité qui expriment
toute sa ressemblance avec le divin. Inversement, la mort de
Dieu ne laisse pas subsister l'identité du Je, mais instaure et
intériorise en lui une dissemblance essentielle, une « démarque » au
lieu de la marque ou du sceau de Dieu. C'est ce que Kant a si
profondément vu, au moins une fois, dans la Critique de la
raison pure : la disparition simultanée de la théologie rationnelle
et de la psychologie rationnelle, la façon dont la mort spécula-
tive de Dieu entraîne une fêlure du Je. Si la plus grande initiative
de la philosophie transcendantale consiste à introduire la forme
du temps dans la pensée comme telle, cette forme à son tour,
comme forme pure et vide, signifie indissolublement le Dieu
mort, le Je fêlé et le moi passif. Il est vrai que Kant ne poursuit
pas l'initiative : le Dieu et le Je connaissent une résurrection
pratique. Et même dans le domaine spéculatif, la fêlure est vite
comblée par une nouvelle forme d'identité, l'identité synthé-
tique active, tandis que le moi passif est seulement défini par
la réceptivité, ne possédant à ce titre aucun pouvoir de synthèse.
Nous avons vu au contraire que la réceptivité comme capacité
d'éprouver des affections n'était qu'une conséquence, et que le
moi passif était plus profondément, constitué par une synthèse
elle-même passive (contemplation-contraction). La possibilité
de recevoir des impressions ou sensations en découle. Il est
impossible de maintenir la répartition kantienne, qui consiste
en un effort suprême pour sauver le monde de la représentation :
la synthèse y est conçue comme active, et en appelle à une nou-
velle forme d'identité dans le Je ; la passivité y est conçue comme,
simple réceptivité sans synthèse. C'est dans une tout autre
évaluation du moi passif que l'initiative kantienne peut, être
reprise, et que la forme du temps maintient à la fois le Dieu mort,
et le Je fêlé. En ce sens, il est juste de dire que l'issue du kan-
tisme n'est pas chez Fichte ou chez Hegel. mais seulement chez
Hölderlin, qui découvre le vide du temps pur, et, dans ce vide,
à la fois le détournement continué du divin, la fêlure prolongée
du Je et la passion constitutive du Moi1. Cette forme du temps,
Hölderlin y voyait l'essence du tragique ou l'aventure d'Oedipe,
comme un instinct de mort aux figures complémentaires. Est-il
possible ainsi que la philosophie kantienne soit l'héritière d'Oedipe?
Introduire le temps dans la pensée comme telle, est-ce bien
cela toutefois l'apport prestigieux de Kant ? Car il semblait
que la réminiscence platonicienne avait déjà ce sens. L'innéité
est un mythe, non moins que la réminiscence ; mais c'est un
mythe de l'instantané, ce pourquoi il convient à Descartes. Quand
Platon oppose expressément la réminiscence à l'innéité, il veut
dire que celle-ci représente seulement l'image abstraite du savoir,
mais que le mouvement réel d'apprendre implique dans l'âme
la distinction d'un « avant » et d'un « après », c'est-à-dire l'intro-
duction d'un temps premier pour oublier ce que nous avons su,
puisqu'il nous arrive dans un temps second de retrouver ce
que nous avons oublié2. Mais toute la question est : sous quelle,
forme la réminiscence introduit-elle le temps ? Même pour l'âme,
il s'agit d'un temps physique, d'un temps de la Physis, pério-
dique ou circulaire, subordonné aux événements qui passent un
1. Sur la forme pure du temps, et la fêlure ou « césure » qu'elle introduit
dans le Je, cf. HOLDERLIN, Remarques sur Oedipe, Remarques sur Antigone (10/18),
et le commentaire de Jean BEAUFRET, qui souligne fortement l'influence de
Kant sur Hölderlin, Hölderlin et Sophocle, surtout pp. 16-26.
(Sur le thème d'une « fêlure » du Je, en rapport essentiel avec la forme du
temps comprise comme instinct de mort, on se rappellera trois grandes oeuvres
littéraires pourtant très diverses : La bête humaine de ZOLA, La fêlure de
F.S. FITZGERALD, Au-dessous du volcan de M. LOWRY.)
2. Sur l'opposition explicite de la réminiscence avec l'innéité, cf. Phédon,
76 a-d.
lui ou aux mouvements qu'il mesure, aux avatars qui le scandent.
Sans doute ce temps trouve-t-il son fondement dans un en-soi,
c'est-à-dire dans le passé pur de l'Idée qui organise en cercle
l'ordre des présents suivant leurs ressemblances décroissantes et
croissantes avec l'idéal, mais qui aussi bien fait sortir du cercle
l'âme qui a su conserver pour elle-même ou retrouver le pays de
l'en-soi. Il n'en reste pas moins que l'Idée est comme le fondement
à partir duquel les présents successifs s'organisent dans le cercle
du temps, si bien que le pur passé qui la définit elle-même
s'exprime nécessairement encore en termes de présent, comme
un ancien présent mythique. Telle était déjà toute l'équivoque
de la seconde synthèse du temps, toute l'ambiguïté de Mnémo-
syne. Car celle-ci, du haut de son passé pur, dépasse et domine
le monde de la représentation : elle est fondement, en-soi, nou-
mène, Idée. Mais elle est encore relative à la représentation
qu'elle fonde. Elle exhausse les principes de la représentation,
à savoir l'identité dont elle fait le caractère du modèle immé-
moi-ial, et la ressemblance dont elle fait le caractère de l'image
présente : le Même et le Semblable. Elle est irréductible au
présent, supérieure à la représentation ; et pourtant elle ne fait
que rendre circulaire ou infinie la représentation des présents
(même chez Leibniz ou chez Hegel, c'est encore Mnémosyne qui
fonde le déploiement de la représentation dans l'infini). C'est
l'insuffisance du fondement, d'être relatif à ce qu'il fonde, d'em-
prunter les caractères de ce qu'il fonde, et de se prouver par eux.
C'est même en ce sens qu'il fait cercle : il introduit le mouvement
dans l'âme plutôt que le temps dans la pensée. De même que
le fondement est en quelque sorte « coudé », et doit nous précipiter
vers un au-delà, la seconde synthèse du temps se dépasse vers
une troisième qui dénonce l'illusion de l'en-soi comme étant
encore un corrélat de la représentation. L'en-soi du passé et
la répétition dans la réminiscence seraient une sorte « d'effet »,
comme un effet optique, ou plutôt l'effet érotique de la mémoire
elle-même.
Que signifie : forme vide du temps ou troisième synthèse ?
Le prince du Nord dit « le temps est hors de ses gonds ». Est-il
possible que le philosophe du Nord dise la même chose, et soit
hamlétien puisqu'il est oedipien ? Le gond, cardo, c'est ce qui
assure la subordination du temps aux points précisément car-
dinaux par où passent les mouvements périodiques qu'il mesure
(le temps, nombre du mouvement, pour l'âme autant que pour
le monde). Le temps hors de ses gonds signifie au contraire le
temps affolé, sorti de la courbure que lui donnait un dieu, libéré
de sa figure circulaire trop simple, affranchi des événements
qui faisaient son contenu, renversant son rapport avec le mou-
vement, bref se découvrant comme forme vide et pure. Le temps
lui-même se déroule (c'est-à-dire cesse apparemment d'être un
cercle), au lieu que quelque chose se déroule en lui (suivant la
figure trop simple du cercle). Il cesse d'être cardinal et devient
ordinal, un pur ordre du temps. Hölderlin disait qu'il cesse de
« rimer », parce qu'il se distribue inégalement de part et d'autre
d'une « césure » d'après laquelle début et fin ne coïncident plus.
Nous pouvons définir l'ordre du temps comme cette distribution
purement formelle de l'inégal en fonction d'une césure. On
distingue alors un passé plus ou moins long, un futur en propor-
tion inverse, mais le futur et le passé ne sont pas ici des déter-
minations empiriques et dynamiques du temps : ce sont des
caractères formels et fixes qui découlent de l'ordre a priori,
comme une synthèse statique du temps. Statique forcément,
puisque le temps n'est plus subordonné au mouvement ; forme
du changement le plus radical, mais la forme du changement
ne change pas. C'est la césure, et l'avant et l'après qu'elle ordonne
une fois pour toutes, qui constituent la fêlure du Je (la césure
est exactement le point de naissance de la fêlure).
Ayant abjuré son contenu empirique, ayant renversé son
propre fondement, le temps ne se définit pas seulement par un
ordre formel vide, mais encore par un ensemble et une série. En
premier lieu, l'idée d'un ensemble du temps correspond à ceci :
que la césure quelconque doit être déterminée dans l'image d'une
action, d'un événement unique et formidable, adéquat au temps
tout entier. Cette image existe elle-même sous une forme déchirée,
en deux portions inégales ; et toutefois, elle rassemble ainsi
l'ensemble du temps. Elle doit être dite un symbole, en fonction
des parties inégales qu'elle subsume et rassemble, mais qu'elle
rassemble comme inégales. Un tel symbole adéquat à l'ensemble
du temps s'exprime de beaucoup de manières : sortir le temps
de ses gonds, faire éclater le soleil, se précipiter dans le volcan,
tuer Dieu ou le père. Cette image symbolique constitue l'ensemble
du temps pour autant qu'elle rassemble la césure, l'avant et
l'après. Mais elle rend possible une série du temps pour autant
qu'elle opère leur distribution dans l'inégal. Il y a toujours un
temps, en effet, où l'action dans son image est posée comme « trop
grande pour moi ». Voilà ce qui définit a priori le passé ou l'avant :
il importe peu que l'événement lui-même soit accompli ou non,
que l'action soit déjà faite ou non ; ce n'est pas d'après ce critère
empirique que le passé, le présent et le futur se distribuent.
Oedipe a déjà fait l'action, Hamlet, pas encore ; mais de toute
façon ils vivent la première partie du symbole au passé, ils vivent
eux-mêmes et sont rejetés dans le passé tant qu'ils éprouvent
l'image de l'action comme trop grande pour eux. Le second temps,
qui renvoie à la césure elle-même, est donc le présent de la méta-
morphose, le devenir-égal à l'action, le dédoublement du moi, la
projection d'un moi idéal dans l'image de l'action (il est marqué
par le voyage en mer d'Hamlet, ou par le résultat de l'enquête
d'Oedipe : le héros devient « capable » de l'action). Quant au
troisième temps, qui découvre l'avenir - il signifié que l'événe-
ment, l'action ont une cohérence secrète excluant celle du moi,
se retournant contre le moi qui leur est devenu égal, le projetant
en mille morceaux comme si le gestateur du nouveau monde était
emporté et dissipé par l'éclat de ce qu'il fait naître au multiple :
ce à quoi le moi s'est égalisé, c'est l'inégal en soi. C'est ainsi que
le Je fêlé suivant l'ordre du temps et le Moi divisé suivant la
série du temps se correspondent et trouvent une issue commune :
dans l'homme sans nom, sans famille, sans qualités, sans moi ni
Je, le « plébéien » détenteur d'un secret, déjà surhomme dont les
membres épars gravitent autour de l'image sublime.
Tout est répétition dans la série du temps, par rapport à cette
image symbolique. Le passé lui-même est répétition par défaut,
et prépare cette autre répétition constituée par la métamorphose
dans le présent. Il arrive que l'historien cherche des correspon-
dances empiriques entre le présent et le passé ; mais si riche qu'il
soit, ce réseau de correspondances historiques ne forme de répé-
tition que par similitude ou analogie. En vérité, c'est le passé qui
est en lui-même répétition, et le présent aussi, sur deux modes
différents qui se répètent l'un dans l'autre. Il n'y a pas des faits
de répétition dans l'histoire, mais la répétition est la condition
historique sous laquelle quelque chose de nouveau est effective-
ment produit. Ce n'est pas à la réflexion de l'historien que se
manifeste une ressemblance entre Luther et Paul, la Révolution
de 89 et la République romaine, etc., mais c'est d'abord pour eux-
mêmes que les révolutionnaires sont déterminés à se vivre comme
des « romains ressuscités », avant de devenir capables de l'action
qu'ils ont commencé par répéter sur le mode d'un passé propre,
donc dans des conditions telles qu'ils s'identifiaient nécessaire-
ment à une fi-,ure du passé historique. La répétition est une
condition de l'action avant d'être un concept de la réflexion. Nous
ne produisons quelque chose de nouveau qu'à condition de répéter
une fois sur ce mode qui constitue le passé, une autre fois dans le
présent de la métamorphose. Et ce qui est produit, l'absolument
nouveau lui-même, n'est rien d'autre à son tour que répétition,
la troisième répétition, cette fois par excès, celle de l'avenir
comme éternel retour. Car bien que nous puissions exposer
l'éternel retour comme s'il affectait toute la série ou l'ensemble
du temps, le passé et le présent non moins que l'avenir, cet exposé
reste seulement introductif et n'a d'autre valeur que probléma-
tique et indéterminé, d'autre fonction que celle de poser le
problème de l'éternel retour. Dans sa vérité ésotérique, l'éternel
retour ne concerne et ne peut concerner que le troisième temps
de la série. C'est là seulement qu'il se détermine. Ce pourquoi il
est dit à la lettre croyance de l'avenir, croyance en l'avenir.
L'éternel retour n'affecte que le nouveau, c'est-à-dire ce qui est
produit sous la condition du défaut et par l'intermédiaire de la
métamorphose. Mais il ne fait revenir ni la condition ni l'agent ;
au contraire, il les expulse, il les renie de toute sa force centrifuge.
Il constitue l'autonomie du produit, l'indépendance de l'oeuvre.
Il est la répétition par excès, qui ne laisse rien subsister du défaut
ni du devenir-égal. Il est lui-même le nouveau, toute la nouveauté.
Il est à lui seul le troisième temps de la série, l'avenir en tant que
tel. Comme dit Klossowski, il est cette secrète cohérence qui ne
se pose qu'en excluant ma propre cohérence, ma propre identité,
celle du moi, celle du monde et celle de Dieu. Il ne fait revenir
que le plébéien, l'homme sans nom. Il entraîne dans son cercle le
dieu mort et le moi dissous. Il ne fait pas revenir le soleil, puisqu'il
en suppose l'éclatement ; il ne concerne que les nébuleuses, il se
confond avec elles, il n'a de mouvement que pour elles. C'est
pourquoi, tant que nous exposons l'éternel retour comme s'il
affectait l'ensemble du temps, nous simplifions les choses, comme
Zarathoustra le dit une fois au démon ; nous en faisons une ren-
gaine, comme il le dit une autre fois à ses animaux. C'est-à-dire :
nous en restons au cercle trop simple qui a pour contenu le présent
qui passe, et pour figure le passé de la réminiscence. Mais préci-
sément l'ordre du temps, le temps comme forme pure et vide a
défait ce cercle-là. Or il l'a défait, mais au profit d'un cercle moins
simple et beaucoup plus secret, beaucoup plus tortueux, plus
nébuleux, cercle éternellement excentrique, cercle décentré de la
différence qui se reforme uniquement dans le troisième temps de
la série. L'ordre du temps n'a brisé le cercle du Même, et n'a mis
le temps en série, que pour reformer un cercle de l'Autre au terme
de la série. Le « une fois pour toutes » de l'ordre n'est là que pour
le « toutes les fois » du cercle final ésotérique. La forme du temps
n'est là que pour la révélation de l'informel dans l'éternel retour.
L'extrême formalité n'est là que pour un informel excessif (le
Unförmliche de Hölderlin). C'est ainsi que le fondement a été
dépassé vers un sans-fond, universel effondement qui tourne en
lui-même et ne fait revenir que l'à-venir1.
1. NOTE SUR LES TROIS RÉPÉTITIONS. - La théorie de la répétition
historique de Marx, telle qu'elle apparait notamment dans le Dix-huit
Brumaire, tourne autour du principe suivant qui ne semble pas avoir été
suffisamment compris par les historiens : que la répétition en histoire
n'est pas une analogie ou un concept de la réflexion de l'historien, mais
d'abord une condition de l'action historique elle-même. Dans de très
belles pages, Harold Rosenberg a mis ce point en lumière : les acteurs,
les agents de l'histoire ne peuvent créer qu'à condition de s'identifier à
des figures du passé ; c'est en ce sons que l'histoire est un théâtre. « Leur
action devînt spontanément la répétition d'un rôle ancien... C'est la
crise révolutionnaire, l'effort à fournir pour créer quelque chose d'entière-
ment neuf qui oblige l'histoire à se voiler de mythe... » (La tradition dit
nouveau, chap. XII intitulé « Les Romains ressuscités », trad. Anne Mar-
chand, Éditions de Minuit, pp. 154-155.)
Suivant Marx la répétition est comique quand elle tourne court,
c'est-à-dire quand, au lieu de conduire à la métamorphose et à la produc-
tion du nouveau, elle forme une sorte d'involution, le contraire d'une
création authentique. Le travesti comique remplace la métamorphose
tragique. Mais il semble que pour Marx, cette répétition comique ou
grotesque vienne nécessairement après la répétition tragique, évolutive
ou créatrice (« tous les grands événements et personnages historiques se
répètent pour ainsi dire deux fois... la première fois comme tragédie, la
seconde fois comme farce »). - Cet ordre temporel toutefois ne paraît
pas absolument fondé. La répétition comique opère par défaut, sur le
mode du passé propre. Le héros affronte nécessairement cette répéti-
tion tant que « l'action est trop grande pour lui » : le meurtre de Polo-
nius, par défaut, est comique ; l'enquête oedipienne aussi. La répétition
tragique vient ensuite, c'est le moment de la métamorphose. Il est vrai
que ces deux moments n'ont pas d'indépendance, et n'existent que pour
le troisième, au-delà du comique et du tragique : la répétition drama-
tique dans la production de quelque chose de nouveau, qui exclut le
héros même. Mais lorsque les deux premiers éléments prennent une
indépendance abstraite, ou deviennent des genres, alors c'est le genre
comique qui succède au genre tragique, comme si l'échec de la méta-
morphose, élevé à l'absolu, supposait une ancienne métamorphose
déjà faite.
On remarquera que la structure à trois temps de la répétition n'est
pas moins celle d'Hamlet que celle d'OEdipe. Hölderlin l'avait montrée
pour OEdipe avec une rigueur incomparable : l'avant, la césure et l'après.
Il signalait que les dimensions relatives de l'avant et de l'après pou-
vaient varier d'après la position de la césure (ainsi la mort rapide
d'Antigone par opposition à la longue errance d'OEdipe). Mais l'essentiel
est la persistance de la structure triadique. A cet égard, Rosenberg
interprète Hamlet d'une manière tout à fait conforme ail schéma höl-
derlinien, la césure étant constituée par le voyage en mer : cf. chap. XI,
pp. 136-151. Ce n'est pas seulement par la matière qu'Hamlet ressemble
à OEdipe, c'est aussi par la forme dramatique.
Le drame n'a qu'une forme réunissant les trois répétitions. Il est
évident que le Zarahoustra de Nietzsche est un drame, C'est-à-dire un
théâtre. L'avant occupe la plus grande partie du livre, sur le mode du
défaut ou du passé : cette action est trop grande pour moi (cf. l'idée du
« blême criminel », ou toute l'histoire comique de la mort de Dieu, ou
toute la peur de Zarathoustra devant la révélation de l'éternel retour
- « Tes fruits sont mûrs, mais toi, tu n'es pas mûr pour tes fruits »).
Puis vie-.it le moment de la césure ou de la métamorphose, « le Signe », où
Zarathoustra devient capable. Manque le troisième moment, celui de la
révélation et de l'affirmation de l'éternel retour, impliquant la mort de
Zarathoustra. On sait que Nietzsche n'eut pas le temps d'écrire cette
partie qu'il projetait. Ce pourquoi nous avons pu constamment consi-
dérer que la doctrine nietzschéenne de l'éternel retour n'était pas dite,
qu'elle était réservée pour une oeuvre future : Nietzsche n'a exposé que
la condition passée et la métamorphose présente, mais non pas l'incondi-
tionné qui devait en résulter comme « avenir ».
On retrouve, on trouve déjà le thème des trois temps dans la plupart
des conceptions cycliques: ainsi les trois Testaments de Joachim de Flore ;
ou bien les trois âges de Vico, l'âge des dieux, l'âge des héros, l'âge des
hommes. Le premier est nécessairement par défaut, et comme fermé
sur soi ; le deuxième, ouvert, témoigne de la métamorphose héroïque ;
mais le plus essentiel ou le plus mystérieux est dans le troisième, qui
joue le rôle de « signifié » par rapport aux deux autres (ainsi Joachim
écrivait : « Il y a deux choses significatrices pour une chose signifiée »
- L'Évangile éternel, trad. Aegester, Rieder édit., p. 42). Pierre Bal-
lanche, qui doit beaucoup à Joachim et à Vico réunis, s'efforce de
déterminer ce troisième âge comme étant celui du plébéien, Ulysse ou
« personne », « l'Homme sans nom », le régicide ou l'Oedipe moderne qui
« cherche les membres épars de la grande victime » (cf. les étranges
Essais de palingénésie sociale, 1827).
Nous devons distinguer de ce point de vue plusieurs répétitions
possibles, qui ne se concilient pas exactement : 10 Une répétition intra-
cyclique, qui consiste dans la façon dont les deux premiers âges se
répètent l'un l'autre, ou plutôt répètent une même « chose », action ou
événement à venir. C'est surtout la thèse de Joachim, qui constitue une
table des concordances entre l'ancien et le nouveau Testament ; mais
cette thèse ne peut pas encore dépasser les simples analogies de la
réflexion ; 2o Une répétition cyclique où l'on suppose que, à la fin du
troisième âge et à l'extrême pointe d'une dissolution, tout recommence
au premier âge : les analogies, alors, s'établissent entre deux cycles
(Vico) ; 3o Mais tout le problème est : n'y a-t-il pas une répétition propre
au troisième âge, et qui mériterait seule le nom d'éternel retour ? Car ce
que les deux premiers âges répétaient, c'était quelque chose qui n'appa-
raît pour soi que dans le troisième ; mais dans le troisième, cette « chose »
se répète en elle-même. Les deux « significations » sont déjà répéti-
trices, mais le signifié lui-même est pure répétition. Précisément, cette
répétition supérieure conçue comme éternel retour dans le troisième
état sufrit à la fois à corriger l'hypothèse intra-cyclique et à contredire
l'hypothèse cyclique. D'une part, en effet, la répétition dans les deux
premiers moments n'exprime plus les analogies de la réflexion, mais
les conditions de l'action sous lesquelles l'éternel retour est effective-
ment produit ; d'autre part, ces deux premiers moments ne reviennent
pas, étant au contraire éliminés par la reproduction de l'éternel retour
dans le troisième. De ces deux points de vue, Nietzsche a profondément
raison d'opposer « sa » conception à toute conception cyclique (cf. Krö-
ner, XII, 1er partie, § 106 .
Voilà que, dans cette dernière synthèse du temps, le présent
et le passé ne sont plus à leur tour que des dimensions de l'avenir :
le passé comme condition, et le présent comme agent. La pre-
mière synthèse, celle de l'habitude, constituait le temps comme
un présent vivant, dans une fondation passive dont dépendaient
le passé et le futur. La seconde synthèse, celle de la mémoire,
constituait le temps comme un passé pur, du point de vue d'un
fondement qui fait passer le présent et en advenir un autre. Mais
dans la troisième synthèse, le présent n'est plus qu'un acteur,
un auteur, un agent destiné à s'effacer ; et le passé n'est plus
qu'une condition opérant par défaut. La synthèse du temps
constitue ici un avenir qui affirme à la fois le caractère incondi-
tionné du produit par rapport à sa condition, l'indépendance de
l'oeuvre par rapport à son auteur ou acteur. Le présent, le passé,
l'avenir se révèlent comme Répétition à travers les trois syn-
thèses, mais sur des modes très différents. Le présent, c'est le
répétiteur, le passé, la répétition même, mais le futur est le
répété. Or, le secret de la répétition dans son ensemble est dans le
répété, comme signifié deux fois. La répétition royale, c'est celle
de l'avenir qui se subordonne les deux autres et les destitue de
leur autonomie. Car la première synthèse ne concerne que le
contenu et la fondation du temps ; la seconde, son fondement;
mais au-delà, la troisième assure l'ordre, l'ensemble, la série et
le but final du temps. Une philosophie de la répétition passe par
tous les « stades », condamnée à répéter la répétition même. Mais
à travers ces stades elle assure son programme : faire de la répé-
tition la catégorie de l'avenir - se servir de la répétition de
l'habitude et de celle de la mémoire, mais s'en servir comme de
stades, et les laisser sur son chemin - lutter d'une main contre
Habitus, de l'autre contre Mnémosyne - refuser le contenu
d'une répétition qui se laisse tant bien que mal « soutirer » la diffé-
rence (Habitus) - refuser la forme d'une répétition qui comprend
la différence, mais pour la subordonner encore au Même et au
Semblable (Mnémosyne) - refuser les cycles trop simples, aussi
bien celui que subit un habituel présent (cycle coutumier) que
celui qu'organise un passé pur (cycle mémorial ou immémorial)
- changer le fondement de la mémoire en simple condition par
défaut, mais aussi bien la fondation de l'habitude en faillite de
« l'habitus », en métamorphose de l'agent - expulser l'agent et la
condition au nom de l'oeuvre ou du produit - faire de la répé-
tition, non pas ce à quoi l'on « soutire » une différence, ni ce qui
comprend la différence comme variante, mais en faire la pensée
et la production de « l'absolument différent » - faire que, pour
elle-même, la répétition soit la différence en elle-même.
La plupart des points de ce programme animent une recherche
protestante et catholique : Kierkegaard et Péguy. Personne
autant que ces deux auteurs n'a su opposer « sa » répétition à
celle de l'habitude et de la mémoire. Personne n'a mieux su
dénoncer l'insuffisance d'une répétition présente ou passée, la
simplicité des cycles, le piège des réminiscences, l'état des
différences qu'on prétend « soutirer » à la répétition, ou, au
contraire, comprendre comme de simples variantes. Personne ne
s'est davantage réclamé de la répétition comme catégorie de
l'avenir. Personne n'a plus sûrement récusé le fondement antique
de Mnémosyne, et avec lui la réminiscence platonicienne. Le
fondement n'est plus qu'une condition par défaut, parce que
perdue dans le péché, et qui doit être redonnée dans le Christ.
Et la fondation présente de l'Habitus n'est pas moins récusée :
elle n'échappe pas à la métamorphose de l'acteur ou de l'agent
dans le monde moderne, dût-il y perdre sa cohérence, sa vie, ses
habitudes1.
Seulement Kierkegaard et Péguy, s'ils sont les plus grands
répétiteurs, n'étaient pas prêts à payer le prix nécessaire. Cette
répétition suprême comme catégorie de l'avenir, ils la confiaient
à la foi. Or, la foi sans doute a assez de force pour défaire et
1. Sur la manière dont la répétition kierkegaardienne S'oppose au cycle
coutumier, et aussi au cercle des réminiscences, cf. les commentaires de Mircea
ELIADE concernant le sacrifice d'Abraham, Le mythe de l'éternel retour (N.R.F.,
1949), pp. 161 sq. L'auteur en conclut la nouveauté des catégories de l'histoire
et de la foi.
Le texte très important de KIERKEGAARD, sur la vraie répétition qui ne doit
pas se laisser « soutirer « une différence, se trouve dans Le concept de l'angoisse
(trad. FERLOV et GATEAU, N.R.F.), p. 28. La théorie kierkegaardienne de la
condition, de l'inconditionné et de l'absolument différent, fait l'objet des
Miettes philosophiques.
l'habitude et la réminiscence, et le moi des habitudes et le dieu
des réminiscences, et la fondation et le fondement du temps.
Mais la foi nous convie à retrouver une fois pour toutes Dieu et le
moi dans une résurrection commune. Kierkegaard et Péguy
achevaient Kant, ils réalisaient le kantisme en confiant à la foi
le soin de surmonter la mort spéculative de Dieu et de combler
la blessure du moi. C'est leur problème, d'Abraham à Jeanne
d'Arc : les fiançailles d'un moi retrouvé et d'un dieu redonné, si
bien qu'on ne sort pas véritablement de la condition ni de l'agent.
Bien plus : on rénove l'habitude, on rafraîchit la mémoire. Mais
il y a une aventure de la foi, d'après laquelle on est toujours le
bouffon de sa propre foi, le comédien de son idéal. C'est que la
foi a un Cogito qui lui est propre et qui la conditionne à son tour,
le sentiment de la grâce comme lumière intérieure. C'est dans ce
cogito très particulier que la foi se réfléchit, expérimente que
sa condition ne peut lui être donnée que comme « re-donnée », et
qu'elle est non seulement séparée de cette condition, mais
dédoublée dans cette condition. Alors le croyant ne se vit pas
seulement comme pécheur tragique en tant que privé de la
condition, mais comme comédien et bouffon, simulacre de lui-
même, en tant que dédoublé et réfléchi dans la condition. Deux
croyants ne se regardent pas sans rire. La grâce n'exclut pas
moins comme donnée que comme manquante. Kierkegaard disait
bien qu'il était poète de la foi plutôt que chevalier, bref un
« humoriste ». Ce n'est pas sa faute, mais celle du concept de foi ;
et la terrible aventure de Gogol est peut-être plus exemplaire
encore. Comment la foi ne serait-elle pas sa propre habitude et sa
propre réminiscence, et comment la répétition qu'elle prend pour
objet - une répétition qui procède paradoxalement une fois
pour toutes - ne serait-elle pas comique ? Sous elle gronde une
autre répétition, la nietzschéenne, celle de l'éternel retour. Et ce
sont d'autres fiançailles, plus mortuaires, entre le Dieu mort et
le moi dissous comme formant la vraie condition par défaut, la
vraie métamorphose de l'agent, tous deux disparaissant dans le
caractère inconditionné du produit. L'éternel retour n'est pas
une foi, mais la vérité de la foi : il a isolé le double ou le simulacre,
il a libéré le comique pour en faire un élément du surhumain.
C'est pourquoi, comme dit encore Klossowski, il n'est pas une
doctrine, mais le simulacre de toute doctrine (la plus haute
ironie), il n'est pas une croyance, mais la parodie de toute croyance
(le plus haut humour) : croyance et doctrine éternellement à
venir. On nous a trop convié à juger l'athée du point de vue de la
croyance, de la foi dont on prétend qu'elle l'anime encore, bref
du point de vue de la grâce, pour que nous ne soyons pas tentés
par l'opération inverse : juger du croyant par l'athée violent qui
l'habite, antéchrist éternellement donné dans la grâce et pour
« toutes les fois ».
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La vie biopsychique implique un champ d'individuation dans
lequel des différences d'intensité se distribuent çà et là, sous
forme d'excitations. On appelle plaisir le processus, à la fois
quantitatif et qualitatif, de résolution de la différence. Un tel
ensemble, répartition mouvante de différences et résolutions
locales dans un champ intensif, correspond à ce que Freud
appelait le Ça, du moins à la couche primaire du Ça. Le mot
« ça » ne désigne pas seulement en ce sens un pronom redoutable
inconnu, mais aussi un adverbe de lieu mobile, un « çà et là »
des excitations et de leurs résolutions. Et c'est là que le problème
de Freud commence : il s'agit de savoir comment le plaisir va
cesser d'être un processus pour devenir un principe, cesser d'être
un processus local pour prendre la valeur d'un principe empirique
qui tend à organiser la vie biopsychique dans le Ça. Il est évident
que le plaisir fait plaisir, mais ce n'est nullement une raison pour
qu'il prenne une valeur systématique d'après laquelle on le
recherche « en principe ». C'est ce que signifie d'abord Au-delà du
principe de plaisir : non pas du tout des exceptions à ce principe,
mais au contraire la détermination des conditions sous lesquelles
le plaisir devient effectivement principe. La réponse freudienne
est que l'excitation comme libre différence doit, en quelque sorte,
être « investie », « liée », ligotée, de telle manière que sa résolution
soit systématiquement possible. C'est la liaison ou l'investisse-
ment de la différence qui rend possible en général, non pas du
tout le plaisir lui-même, mais la valeur de principe prise par le
plaisir : on passe ainsi d'un état de résolution éparse à un statut
d'intégration, qui constitue la seconde couche du Ça ou le début
d'une organisation.
Or, cette liaison est une véritable synthèse de reproduction,
c'est-à-dire un Habitus. Un animal se forme un oeil en déter-
minant des excitations lumineuses éparses et diffuses à se repro-
duire sur une surface privilégiée de son corps. L'oeil lie la lumière,
il est lui-même une lumière liée. Cet exemple suffit à montrer
combien la synthèse est complexe. Car il y a bien une activité
de reproduction qui prend pour objet la différence à lier ; mais
plus profondément il y a une passion de la répétition, d'où sort
une nouvelle différence (l'oeil formé ou le moi voyant). L'exci-
tation comme différence était déjà la contraction d'une répétition
élémentaire. Dans la mesure où l'excitation devient à son tour
élément d'une répétition, la synthèse contractante est élevée à
une seconde puissance, précisément représentée par la liaison
ou l'investissement. Les investissements, les liaisons ou inté-
grations sont des synthèses passives, des contemplations-contrac-
tions d'un second degré. Les pulsions ne sont rien d'autre que
des excitations liées. Au niveau de chaque liaison, un moi se
forme dans le Ça ; mais un moi passif, partiel, larvaire, contem-
plant et contractant. Le Ça se peuple de moi locaux, qui cons-
tituent le temps propre au Ça, le temps du présent vivant, là
où s'opèrent les intégrations correspondant aux liaisons. Que
ces moi soient immédiatement narcissiques s'explique aisément
si l'on considère que le narcissisme n'est pas une contemplation
de soi-même, mais le remplissement d'une image de soi quand
on contemple autre chose : l'oeil, le moi voyant, se remplit d'une
image de soi-même en contemplant l'excitation qu'il lie. Il se
produit lui-même ou « se soutire » à ce qu'il contemple (et à ce
qu'il contracte et investit par contemplation). C'est pourquoi
la satisfaction qui découle de la liaison est forcément une satis-
faction « hallucinatoire » du moi lui-même, bien que l'halluci-
nation ne contredise nullement ici l'effectivité de la liaison. En
tous ces sens, la liaison représente une synthèse passive pure,
un Habitus qui confère au plaisir la valeur d'un principe de
satisfaction en général ; l'organisation du Ça, c'est celle de
l'habitude.
Le problème de l'habitude est donc mal posé tant qu'on
subordonne celle-ci au plaisir. Tantôt, on considère que la répé-
tition dans l'habitude s'explique par le désir de reproduire un
plaisir obtenu ; tantôt qu'elle peut concerner des tensions
désagréables en elles-mêmes, mais pour les maîtriser, dans le
but d'un plaisir à obtenir. Il est clair que ces deux hypothèses
supposent déjà le principe de plaisir : l'idée du plaisir obtenu,
l'idée du plaisir à obtenir n'agissent que sous le principe, et en
forment les deux applications, passée et future. Mais l'habitude,
comme synthèse passive de liaison, précède au contraire le prin-
cipe de plaisir et le rend possible. Et l'idée de plaisir en découle,
comme le passé et le futur, nous l'avons vu, découlent de la
synthèse du présent vivant. La liaison a pour effet l'instauration
du principe de plaisir ; elle ne peut pas avoir pour objet quelque
chose qui présuppose ce principe. Quand le plaisir acquiert la
dignité d'un principe, alors et alors seulement l'idée de plaisir
agit comme subsumée par le principe, dans un souvenir ou un
projet. Le plaisir déborde alors sa propre instantanéité pour
prendre l'allure d'une satisfaction en général (et les tentatives
pour substituer, à l'instance du plaisir jugée trop subjective,
des concepts « objectifs » comme ceux de réussite ou de succès,
témoignent encore de cette extension conférée par le principe,
dans des conditions telles que l'idée de plaisir, cette fois, est
seulement passée dans la tête de l'expérimentateur). Il se peut
que, empiriquement, nous vivions la répétition comme subor-
donnée à un plaisir obtenu ou à obtenir. Mais dans l'ordre des
conditions, c'est l'inverse. La synthèse de liaison ne peut pas
s'expliquer par l'intention ou l'effort de maîtriser une excitation,
bien qu'elle ait cet effet1. Une fois de plus, nous devons nous
garder de confondre l'activité de reproduction avec la passion
de répétition qu'elle recouvre. La répétition de l'excitation a
pour véritable objet d'élever la synthèse passive à une puissance
dont découlent le principe de plaisir et ses applications, future
et passée. La répétition dans l'habitude ou la synthèse passive
de liaison est donc « au-delà » du principe.
Ce premier au-delà constitue déjà une sorte d'Esthétique
transcendantale. Si cette esthétique nous paraît plus profonde
que celle de Kant, c'est pour les raisons suivantes : définissant
le moi passif par la simple réceptivité, Kant se donnait déjà les
sensations toutes faites, en les rapportant seulement à la forme
a priori de leur représentation déterminée comme espace et
temps. Par là, non seulement il unifiait le moi passif en s'inter-
disant de composer l'espace de proche en proche, non seulement
il privait ce moi passif de tout pouvoir de synthèse (la synthèse
étant réservée à l'activité) ; mais encore il coupait les deux
parties de l'Esthétique, l'élément objectif de la sensation garanti
par la forme d'espace, et l'élément subjectif incarné dans le
plaisir et la peine. Les analyses précédentes avaient pour but,
au contraire, de montrer que la réceptivité devait être définie
par la formation de moi locaux, par des synthèses passives de
contemplation ou de contraction, qui rendent compte à la foi
de la possibilité d'éprouver des sensations, de la puissance de
les reproduire et de la valeur de principe prise par le plaisir.
Mais à partir de la synthèse passive apparaît un double
dévelopement, dans deux directions très différentes. D'un
1. Daniel LAGACHE a examiné la possibilité d'appliquer le concept psycho
logique d'habitude à l'inconscient et à la répétition dans l'inconscient (mais il
semble alors que la répétition soit considérée dans la seule perspective d'une
maîtrise des tensions) : cf. Le problème du transfert, Revue française de psycha-
nalyse, janvier 1952, pp. 84-97.
part une synthèse active s'établit sur la fondation des synthèses
passives : elle consiste à rapporter l'excitation liée à un objet
posé comme réel et comme terme de nos actions (synthèse de
recognition, qui s'appuie sur la synthèse passive de reproduction).
C'est l'épreuve de réalité dans une relation dite « objectale »
qui définit la synthèse active. Et, précisément, c'est selon le
principe de réalité que le Moi tend à « s'activer », à s'unifier
activement, à rassembler tous ses petits moi passifs composants
et contemplants, et à se distinguer topiquement du Ça. Les moi
passifs étaient déjà des intégrations, mais, comme disent les
mathématiciens, des intégrations seulement locales ; le moi
actif est tentative d'intégration globale. Il serait tout à fait
inexact de considérer la position de réalité comme un effet
produit par le monde extérieur, ou même comme le résultat
des échecs rencontrés par la synthèse passive. Au contraire,
l'épreuve de réalité mobilise et anime, inspire toute l'activité
du moi : non pas tant sous forme d'un jugement négatif, mais
sous la forme du dépassement de la liaison vers un « substantif »
qui sert de support au lien. Il serait inexact aussi de considérer
le principe de réalité comme s'il s'opposait au principe de plaisir,
le limitait et lui imposait des renoncements. Les deux principes
sont dans la même foulée, bien que l'un dépasse l'autre. Car les
renoncements au plaisir immédiat sont déjà compris dans le
rôle de principe auquel accède le plaisir lui-même, c'est-à-dire
dans le rôle que prend l'idée de plaisir par rapport à un passé
et un futur. On ne devient pas principe sans avoir des devoirs.
La réalité et les renoncements qu'elle nous inspire ne font que
peupler la marge ou l'extension acquise par le principe de plaisir,
et le principe de réalité ne fait que déterminer une synthèse
active en tant que fondée sur les synthèses passives précédentes.
Mais les objets réels, l'objet posé comme réalité ou support du
lien, ne constituent pas les seuls objets du moi, pas plus qu'ils
n'épuisent l'ensemble des relations dites objectales. Nous distin-
guions deux dimensions simultanées : c'est ainsi que la synthèse
passive ne se dépasse pas vers une synthèse active, sans s'appro-
fondir aussi dans une autre direction, où elle demeure synthèse
passive et contemplative, tout en se servant de l'excitation liée
pour atteindre autre chose, mais d'une autre manière que celle
du principe de réalité. Bien plus, il apparait que jamais la syn-
thèse active ne pourrait se construire sur la synthèse passive si
celle-ci ne persistait simultanément, ne se développait en même
temps pour son compte, et ne trouvait une nouvelle formule, à
la fois dissymétrique et complémentaire de l'activité. Un enfant
qui commence à marcher ne se contente pas de lier des excitations
dans une synthèse passive, même à supposer que ces excitations
soient endogènes et naissent de ses propres mouvements. On n'a
jamais marché de manière endogène. D'une part, l'enfant dépasse
les excitations liées vers la position ou l'intentionnalité d'un objet,
par exemple la mère comme but d'un effort, terme à rejoindre
activement « en réalité », par rapport auquel il mesure ses échecs
et ses succès. Mais d'autre part et en même temps, l'enfant se cons-
titue un autre objet, un tout autre type d'objet, objet ou foyer
virtuel qui vient régler et compenser les progrès, les échecs de son
activité réelle : il met plusieurs doits dans sa bouche, entoure ce
foyer de l'autre bras, et apprécie l'ensemble de la situation du
point de vue de cette mère virtuelle. Que le regard de l'enfant soit
tourné vers la mère réelle, que l'objet virtuel soit le terme d'une
apparente activité (le suçotement par exemple), risque d'inspirer
à l'observateur un jugement erroné. Le suçotement n'est agi que
pour fournir un objet virtuel à contempler dans un approfondis-
sement de la synthèse passive ; inversement la mère réelle n'est
contemplée que pour servir de but à l'action, et de critère à
l'évaluation de l'action dans une synthèse active. Il n'est pas
sérieux de parler d'un égocentrisme de l'enfant. L'enfant qui
commence à manier un livre par imitation, sans savoir lire, ne se
trompe jamais : il le met toujours à l'envers. Comme s'il le tendait
à autrui, terme réel de son activité, en même temps qu'il en saisit
lui-même l'envers comme foyer virtuel de sa passion, de sa
contemplation approfondie. Des phénomènes très divers comme
le gauchisme, l'écriture en miroir, certaines formes de bégaiement,
certaines stéréotypies, pourraient s'expliquer à partir de cette
dualité des foyers dans le monde enfantin. Mais l'important est
que ni l'un ni l'autre des deux foyers n'est le moi. C'est dans une
même incompréhension que l'on interprète les conduites de l'en-
fant comme relevant d'un prétendu « égocentrisme », et qu'on
interprétait le narcissisme enfantin comme excluant la contem-
plation d'autre chose. En vérité, à partir de la synthèse passive
de liaison, à partir des excitations liées, l'enfant se construit sur
une double série. Mais les deux séries sont objectales : celle des
objets réels comme corrélats de la synthèse active, celle des objets
virtuels comme corrélats d'un approfondissement de la synthèse
passive. C'est en contemplant les foyers virtuels que le moi passif
approfondi se remplit maintenant d'une image narcissique. Une
série n'existerait pas sans l'autre ; et pourtant elles ne se ressem-
blent pas. C'est pourquoi Henri Maldiney, analysant par exemple
la démarche de l'enfant, a raison de dire que le monde enfantin
n'est nullement circulaire ou égocentrique, mais elliptique, à
double foyer qui diffère en nature, tous deux objectifs ou objec-
taux pourtant1. Peut-être même, d'un foyer à l'autre, en vertu
de leur dissemblance, se forment un croisement, une torsion, une
hélice, une forme de 8. Et le moi, qu'est-il, où est-il, dans sa
distinction topique avec le Ça, sauf au croisement du 8, au point
de jonction des deux cercles dissymétriques qui se coupent, le
cercle des objets réels et celui des objets ou foyers virtuels ?
C'est à cette dualité de deux séries corrélatives qu'on doit
rattacher la différenciation des pulsions de conservation et des
pulsions sexuelles. Car les premières sont inséparables de la
constitution du principe de réalité, de la fondation de la synthèse
active et du moi global actif, des rapports avec l'objet réel
appréhendé comme satisfaisant ou menaçant. Les secondes ne
sont pas davantage séparables de la constitution des foyers
virtuels, ou de l'approfondissement de la synthèse passive et du
moi passif qui leur correspondent : dans la sexualité prégénitale,
les actions sont toujours des observations, des contemplations,
mais le contemplé, l'observé, c'est toujours un virtuel. Que les
deux séries n'existent pas l'une sans l'autre, signifie qu'elles ne
sont pas seulement complémentaires, mais s'empruntent et s'ali-
mentent l'une à l'autre, en vertu de leur dissemblance ou de leur
différence de nature. On constate à la fois que les virtuels sont
prélevés sur la série des réels, et qu'ils sont incorporés dans la
série des réels. Ce prélèvement d'abord implique une isolation ou
un suspens, qui fige le réel afin d'en extraire une pose, un aspect,
une partie. Mais cette isolation est qualitative ; elle ne consiste
pas simplement à soustraire une partie de l'objet réel ; la partie
soustraite acquiert une nouvelle nature en fonctionnant comme
objet virtuel. L'objet virtuel est un objet partiel, non pas simple-
ment parce qu'il manque d'une partie restée dans le réel, mais en
lui-même et pour lui-même, parce qu'il se clive, se dédouble en
deux parties virtuelles dont l'une, toujours, manque à l'autre.
Bref, le virtuel n'est pas soumis au caractère global affectant les
objets réels. Il est, non seulement par son origine, mais dans sa
nature propre, lambeau, fragment, dépouille. Il manque à sa
propre identité. La bonne et la mauvaise mère, ou le père sérieux
et le père de jeu suivant la dualité paternelle, ne sont pas deux
objets partiels, mais le même en tant qu'il a perdu son identité
dans le double. Alors que la synthèse active dépasse la synthèse
1. Cf. Henri MALIDINEY, Le Moi, cours résumé, Bulletin Faculté de Lyon,
1967.
passive vers des intégrations globales et la position d'objets
totalisables identiques, la synthèse passive en approfondissant
se dépasse elle-même vers la contemplation d'objets partiels qui
restent non totalisables. Ces objets partiels ou virtuels se retrou-
vent aussi bien, à des titres divers, dans le bon et le mauvais objet
de Melanie Klein, dans l'objet « transitionnel », dans l'objet-
fétiche, et surtout dans l'objet a de Lacan. Freud avait montré
de façon définitive comment la sexualité prégénitale consistait
en pulsions partielles prélevées sur l'exercice des pulsions de
conservation; un tel prélèvement suppose la constitution d'objets
eux-mêmes partiels fonctionnant comme autant de foyers vir-
tuels, pôles toujours dédoublés de la sexualité.
Inversement, ces objets virtuels sont incorporés dans les
objets réels. Ils peuvent correspondre en ce sens à des parties du
corps du sujet, ou d'une autre personne, ou même à des objets
très spéciaux du type jouet, fétiche. L'incorporation n'est nulle-
ment une identification, ni même une introjection, puisqu'elle
déborde les limites du sujet. Loin de s'opposer à l'isolation,
elle en est complémentaire. Quelle que soit la réalité où s'incorpore
l'objet virtuel, il ne s'y intègre pas : il y est plutôt planté, fiché,
et ne trouve pas dans l'objet réel une moitié qui le comble, mais
témoigne au contraire dans cet objet de l'autre moitié virtuelle
qui continue à lui manquer. Quand Melanie Klein montre combien
le corps maternel contient d'objets virtuels, il ne faut pas
comprendre qu'il les totalise ou les englobe, ni les possède, mais
plutôt qu'ils sont plantés en lui, comme les arbres d'un autre
monde, comme le nez chez Gogol, ou les pierres de Deucalion.
Il n'en reste pas moins que l'incorporation est la condition sous
laquelle les pulsions de conservation et la synthèse active qui
leur correspond peuvent, avec leurs propres ressources et à leur
tour, rabattre la sexualité sur la série des objets réels et l'intégrer
du dehors au domaine régi par le principe de réalité.
L'objet virtuel est essentiellement passé. Bergson, dans
Matière et mémoire, proposait le schéma d'un monde à deux
foyers, l'un réel et l'autre virtuel, dont émanaient d'une part la
série des « images-perceptions », d'autre part la série des « images-
souvenirs », les deux s'organisant dans un circuit sans fin. L'objet
virtuel n'est pas un ancien présent ; car la qualité du présent, et
la modalité de passer, affectent maintenant de manière exclusive
la série du réel en tant que constituée par la synthèse active.
Mais le passé pur tel qu'il a été défini précédemment, comme
contemporain de son propre présent, préexistant au présent qui
passe et faisant passer tout présent, qualifie l'objet virtuel.
L'objet virtuel est un lambeau de passé pur. C'est du haut de
ma contemplation des foyers virtuels que j'assiste et préside à
mon présent qui passe, et à la succession des objets réels où ils
s'incorporent. On en trouve la raison dans la nature de ces foyers.
Prélevé sur l'objet réel présent, l'objet virtuel diffère en nature
avec lui ; il ne manque pas seulement de quelque chose par rap-
port à l'objet réel dont il se soustrait, il manque de quelque chose
en lui-même, étant toujours une moitié de soi-même, dont il pose
l'autre moitié comme différente, absente. Or cette absence est,
nous le verrons, le contraire d'un négatif : éternelle moitié de soi,
il n'est là où il est qu'à condition de ne pas être où il doit être.
Il n'est là où on le trouve qu'à condition d'être cherché où il
n'est pas. A la fois il n'est pas possédé par ceux qui l'ont, mais il
est eu par ceux qui ne le possèdent pas. Il est toujours un « était ».
En ce sens nous paraissent exemplaires les pages de Lacan, assi-
milant l'objet virtuel à la lettre volée d'Edgar Poe. Lacan montre
que les objets réels en vertu du principe de réalité sont soumis à
la loi d'être ou de ne pas être quelque part, mais que l'objet
où il est, où qu'il aille : « Ce qui est caché n'est jamais que ce qui
manque à sa place, comme l'exprime la recherche d'un volume
quand il est égaré dans la biblioteque... C'est qu'on ne peut
dire à la lettre que ceci manque à sa place que de ce qui peut en
changer, c'est-à-dire du symbolique. Car pour le réel, quelque
bouleversement qu'on puisse y apporter, il y est toujours et en
tout cas, il l'emporte collé à sa semelle, sans rien connaître qui
puisse l'en exiler »1. Jamais on n'a mieux opposé le présent qui
passe, et qui s'emporte avec soi, au passé pur dont l'universelle
mobilité, l'universelle ubiquité, fait passer le présent, et perpé-
tuellement diffère de soi-même. L'objet virtuel n'est jamais
passé par rapport à un nouveau présent ; il n'est pas davantage
passé par rapport à un présent qu'il a été. Il est passé comme
contemporain du présent qu'il est, dans un présent figé ; comme
manquant, d'une part, de la partie qu'il est d'autre part en même
temps ; comme déplacé quand il est à sa place. C'est pourquoi
l'objet virtuel n'existe que comme fragment de soi-même : il
n'est trouvé que comme perdu - il n'existe que comme retrouvé.
1. Jacques LACAN, Le séminaire sur la lettre volée (Ecrits, Editions du Seuil,
p. 25). Ce texte est sans doute celui où Lacan développe le plus profondément
sa conception de la répétition - Certains disciples de Lacan ont fort insisté sur
Ce thème du « non identique », et sur le rapport de la différence et de la répé-
tition qui en découle : cf.-J.-A. MILLER, La suture; J.-C. MILNER, Le point du
signifiant; S. LECLAIRE, Les éléments en jeu dans une psychanalyse, in Cahiers
pour l'analyse, nos 1, 3 et 5, 1966.
La perte ou l'oubli ne sont pas ici des déterminations qui doivent
être surmontées, mais désignent au contraire la nature objective
de ce qu'on retrouve au sein de l'oubli, et en tant que perdu.
Contemporain de soi comme présent, étant à lui-même son propre
passé, préexistant à tout présent qui passe dans la série réelle,
l'objet virtuel est du passé pur. Il est pur fragment, et fragment de
soi-même ; mais comme dans l'expérience physique, c'est l'incor-
poration du pur fragment qui fait changer la qualité, et passer
le présent dans la série des objets réels.
Tel est le lien d'Érôs avec Mnémosyne. Érôs arrache au passé
pur des objets virtuels, il nous les donne à vivre. Sous tous les
objets virtuels ou partiels, Lacan découvre le « phallus » comme
organe symbolique. S'il peut donner cette extension au concept
de phallus (subsumer tous les objets virtuels), c'est parce que ce
concept comprend effectivement les caractères précédents :
témoigner de sa propre absence, et de soi comme passé, être
essentiellement déplacé par rapport à soi-même, n'être trouvé
que comme perdu, existence toujours fragmentaire qui perd
l'identité dans le double - puisqu'il ne peut être cherché et
découvert que du côté de la mère, et qu'il a pour propriété
paradoxale de changer de place, n'étant pas possédé par ceux
qui ont un « pénis », et pourtant étant eu par celles qui n'en ont
pas, comme le montre le thème de la castration. Le phallus sym-
bolique ne signifie pas moins le mode érotique du passé pur que
l'immémorial de la sexualité. Le symbole est le fragment toujours
déplacé, valant pour un passé qui ne fut jamais présent : l'objet
= x. Mais que signifie cette idée, que les objets virtuels renvoient
en dernière instance à un élément lui-même symbolique ?
Sans doute est-ce tout le jeu psychanalytique, c'est-à-dire
amoureux, de la répétition qui se trouve en cause. La question
est de savoir si l'on peut concevoir la répétition comme s'effec-
tuant d'un présent à un autre, l'un actuel et l'autre ancien, dans
la série réelle. En ce cas, l'ancien présent jouerait le rôle d'un
point complexe, comme d'un terme ultime ou originel qui
resterait à sa place et exercerait un pouvoir d'attraction : c'est
lui qui fournirait la chose à répéter, c'est lui qui conditionnerait
tout le processus de la répétition, mais en ce sens il en serait
indépendant. Les concepts de fixation et de régression, et aussi
de trauma, de scène originelle, expriment ce premier élément.
Dès lors le processus de la répétition se conformerait en droit au
modèle d'une répétition matérielle, brute et nue, comme répé-
tition du même : l'idée d'un « automatisme » exprime ici le mode
de la pulsion fixée, ou plutôt de la répétition conditionnée par la
fixation ou la régression. Et si ce modèle matériel est en fait
troublé et recouvert par toutes sortes de déguisements, mille
travestis ou déplacements qui distinguent le nouveau présent de
l'ancien, c'est seulement d'une manière secondaire, bien que
nécessairement fondée : la déformation dans la plupart des cas
n'appartiendrait pas à la fixation ni à la répétition même, mais
s'ajouterait à elles, se superposerait, viendrait nécessairement
les vêtir, mais comme du dehors, s'expliquant par le refoulement
qui traduit le conflit (dans la répétition) du répétiteur avec le
répété. Les trois concepts très différents de fixation, d'automa-
tisme de répétition, et de refoulement, témoignent de cette
distribution entre un terme supposé dernier ou premier par
rapport à la répétition, une répétition supposée nue par rapport
aux déguisements qui la recouvrent, et les déguisements qui s'y
ajoutent nécessairement par la force d'un conflit. Même et
surtout la conception freudienne de l'instinct de mort, comme
retour à la matière inanimée, reste inséparable à la fois de la
position d'un terme ultime, du modèle d'une répétition maté-
rielle et nue, du dualisme conflictuel entre la vie et la mort. Il
importe peu que l'ancien présent agisse non pas dans sa réalité
objective, mais dans la forme où il a été vécu ou imaginé. Car
l'imagination n'intervient ici que pour recueillir les résonances
et assurer les déguisements entre les deux présents dans la série
du réel comme réalité vécue. L'imagination recueille les traces
de l'ancien présent, elle modèle le nouveau présent sur l'ancien.
La théorie traditionnelle de la contrainte de répétition en psy-
chanalyse reste essentiellement réaliste, matérialiste, et subjec-
tive ou individualiste. Réaliste, parce que tout se « passe » entre
présents. Matérialiste, parce que le modèle d'une répétition
brute automatique reste sous-jacent. Individualiste, subjective,
solipsiste ou monadique : parce que l'ancien présent, C'est-à-dire
l'élément répété, déguisé, et le nouveau présent, c'est-à-dire les
termes actuels de la répétition travestie, sont seulement consi-
dérés comme des représentations du sujet, inconscientes et
conscientes, latentes et manifestes, refoulantes et refoulées. Toute
la théorie de la répétition se trouve ainsi subordonnée aux
exigences de la simple représentation, du point de vue de son
réalisme, de son matérialisme et de son subjectivisme. On soumet
la répétition à un principe d'identité dans l'ancien présent, et à
une règle de ressemblance dans I.'actuel. Nous ne croyons pas que
la découverte freudienne d'une phylogenèse, ni la découverte
jungienne des archétypes, corrigent les insuffisances d'une telle
conception. Même si l'on oppose en bloc les droits de l'imaginaire
aux faits de la réalité, il s'agit encore d'une « réalité » psychique
considérée comme ultime ou originelle ; même si l'on oppose
l'esprit à la matière, il s'agit encore d'un esprit nu, dévoilé, assis
sur son identité dernière, appuyé sur ses analogies dérivées ;
même si l'on oppose à l'inconscient individuel un inconscient
collectif ou cosmique, celui-ci n'agit que par son pouvoir d'ins-
pirer des représentations à un sujet solipsiste, fût-il le sujet
d'une culture ou du monde.
On a souvent souligné les difficultés de penser le processus
de la répétition. Si l'on considère les deux présents, les deux
scènes ou les deux événements (l'infantile et l'adulte) dans leur
réalité séparée par le temps, comment l'ancien présent pourrait-
il agir à distance sur l'actuel, et le modeler, alors qu'il doit en
recevoir rétrospectivement toute son efficacité ? Et si l'on invoque
les opérations imaginaires indispensables pour combler l'espace
de temps, comment ces opérations n'absorberaient-elles pas à
la limite toute la réalité des deux présents, ne laissant subsister
la répétition que comme l'illusion d'un sujet solipsiste ? Mais
s'il est vrai que les deux présents sont successifs, à une distance
variable dans la série des réels, ils forment plutôt deux séries
réelles coexistantes par rapport à l'objet virtuel d'une autre nature,
qui ne cesse de circuler et de se déplacer en elles (même si les
personnages, les sujets qui effectuent les positions, les termes
et les rapports de chaque série restent pour leur compte temporel-
lement distincts). La répétition ne se constitue pas d'un présent
à un autre, mais entre les deux séries coexistantes que ces
présents forment en fonction de l'objet virtuel (objet = x).
C'est parce qu'il circule constamment, toujours déplacé par
rapport à soi, qu'il détermine dans les deux séries réelles où
il apparaît, soit entre les deux présents, des transformations de
termes et des modifications de rapports imaginaires. Le dépla-
cement de l'objet virtuel n'est donc pas un déguisement parmi
les autres, il est le principe dont découle en réalité la répétition
comme répétition déguisée. La répétition ne se constitue qu'avec
et dans les déguisements qui affectent les termes et les rapports
des séries de la réalité ; mais cela, parce qu'elle dépend de l'objet
virtuel comme d'une instance immanente dont le propre est
d'abord le déplacement. Nous ne pouvons pas, dès lors, considérer
que le déguisement s'explique par le refoulement. Au contraire,
c'est parce que la répétition est nécessairement déguisée, en
vertu du déplacement caractéristique de son principe déter-
minant, que le refoulement se produit, comme une conséquence
portant sur la représentation des présents. Freud le sentait
bien, quand il cherchait une instance plus profonde que celle
du refoulement, quitte à la concevoir encore sur le même mode,
comme un refoulement dit « primaire ». On ne répète pas parce
qu'on refoule, mais on refoule parce qu'on répète. Et, ce qui
revient au même, on ne déguise pas parce qu'on refoule, on
refoule parce qu'on déguise, et l'on déguise en vertu du foyer
déterminant de la répétition. Pas plus que le déguisement n'est
second par rapport à la répétition, la répétition n'est seconde
par rapport à un terme fixe, supposé ultime ou originaire. Car
si les deux présents, l'ancien et l'actuel, forment deux séries
coexistantes en fonction de l'objet virtuel qui se déplace en elles
et par rapport à soi, aucune de ces deux séries ne peut plus être
désignée comme l'originelle ou comme la dérivée. Elles mettent
en jeu des termes et des sujets divers, dans une intersubjectivité
complexe, chaque sujet devant son rôle et sa fonction dans sa
série à la position intemporelle qu'il occupe par rapport à l'objet
virtuel1. Quant à cet objet lui-même, il ne peut pas davantage
être traité comme un terme ultime ou originel : ce serait lui
rendre une place fixe et une identité à laquelle toute sa nature
répugne. S'il peut être « identifié » au phallus, c'est seulement
dans la mesure où celui-ci, selon les expressions de Lacan,
manque toujours à sa place, manque à son identité, manque à
sa représentation. Bref, il n'y a pas de terme ultime, nos amours
ne renvoient pas à la mère ; simplement la mère occupe dans
la série constitutive de notre présent une certaine place par
rapport à l'objet virtuel, qui est nécessairement remplie par
un autre personnage dans la série qui constitue le présent d'une
autre subjectivité, compte tenu toujours des déplacements de
cet objet = x. Un peu comme le héros de la Recherche, en
aimant sa mère, répète déjà l'amour de Swann pour Odette.
1. L'existence des séries est dégagée par LACAN dans deux textes très impor-
tants : la Lettre volée, précédemment citée (1re série : « roi-reine-ministre »,
2e série : « police-ministre-Dupin) ; et Le mythe individuel du névrosé, C.D.U.,
commentaire de « l'homme aux rats » (les deux séries, paternelle et filiale, qui
mettent en jeu dans des situations différentes la dette, l'ami, la femme pauvre
et la femme riche). Les éléments et relations dans chaque série sont déterminés
en fonction de leur position par rapport à l'objet virtuel toujours déplacé : la
lettre dans le premier exemple, la dette dans le second. - « Ce n'est pas seule-
ment le sujet, mais les sujets pris dans leur intersubjectivité qui prennent la
file... Le déplacement du signifiant détermine les sujets dans leurs actes, dans
leur destin, dans leurs refus, dans leurs aveuglements, dans leur succès et dans
leur sort, nonobstant leurs dons innés et leur acquis social, sans égard pour le
caractère ou le sexe...» (Ecrits, p. 30.) Ainsi se définit un inconscient inter-
subjectif qui ne se réduit ni à un inconscient individuel ni à un inconscient
collectif, et par rapport auquel on ne peut plus assigner une série comme ori-
ginelle et l'autre comme dérivée (bien que Lacan continue à employer ces
termes, semble-t-il, par commodité de langage).
Les personnages parentaux ne sont pas les termes ultimes d'un
sujet, mais les moyens-termes d'une intersubjectivité, les formes
de communication et de déguisement d'une série à une autre,
pour des sujets différents, en tant que ces formes sont déter-
minées par le transport de l'objet. virtuel. Derrière les masques
il y a donc encore des masques, et le plus caché, C'est encore
une cachette, à l'infini. Pas d'autre illusion que celle de démas-
quer quelque chose ou quelqu'un. Le phallus, organe symbo-
lique de la répétition, n'est pas moins un masque qu'il n'est
lui-même caché. C'est que le masque a deux sens. « Donne-moi,
je t'en prie, donne-moi... quoi donc ? un autre masque. » Le
masque signifie d'abord le déguisement qui affecte imaginai-
rement les termes et rapports de deux séries réelles coexistantes
en droit ; mais plus profondément, il signifie le déplacement qui
affecte essentiellement l'objet virtuel symbolique, dans sa série
comme dans les séries réelles où il ne cesse de circuler. (Ainsi le
déplacement qui fait correspondre les yeux du porteur avec la
bouche du masque, ou qui ne laisse voir le visage du porteur
que comme un corps sans tète, quitte à ce qu'une tête se dessine
à son tour sur ce corps.)
La répétition dans son essence est donc symbolique, spiri-
tuelle, intersubjective ou monadologique. Une dernière consé-
quence en découle, concernant la nature de l'inconscient. Les
phénomènes de l'inconscient ne se laissent pas comprendre sous
la forme trop simple de l'opposition ou du conflit. Ce n'est pas
seulement la théorie du refoulement, mais le dualisme dans la
théorie des pulsions qui favorise chez Freud le primat d'un
modèle conflictuel. Pourtant les conflits sont la résultante de
mécanismes différentiels autrement subtils (déplacements et
déguisements). Et si les forces entrent naturellement dans des
rapports d'opposition, c'est à partir d'éléments différentiels
exprimant une instance plus profonde. Le négatif en général,
sous son double aspect de limitation et d'opposition, nous a
paru second par rapport à l'instance des problèmes et des ques-
tions : c'est dire à la fois que le négatif exprime seulement dans
la conscience l'ombre de questions et de problèmes fondamenta-
lement inconscients, et qu'il emprunte son pouvoir apparent
à la part inévitable du « faux » dans la position naturelle de ces
problèmes et questions. Il est vrai que l'inconscient désire, et
ne fait que désirer. Mais en même temps que le désir trouve le
principe de sa différence avec le besoin dans l'objet virtuel, il
apparaît non pas comme une puissance de négation, ni comme
l'élément d'une opposition, mais bien plutôt comme une force
de recherche, questionnante et problématisante, qui se développe
dans un autre champ que celui du besoin et de la satisfaction.
Les questions et les problèmes ne sont pas des actes spéculatifs,
qui resteraient à ce titre tout à fait provisoires et marqueraient
l'ignorance momentanée d'un sujet empirique. Ce sont des actes
vivants, investissant les objectivités spéciales de l'inconscient,
destinés à survivre à l'état provisoire et partiel qui affecte au
contraire les réponses et les solutions. Les problèmes « corres-
pondent » avec le déguisement réciproque des termes et rapports
qui constituent les séries de la réalité. Les questions comme
sources de problèmes correspondent avec le déplacement de
l'objet virtuel en fonction duquel les séries se développent.
C'est parce qu'il se confond avec son espace de déplacement
que le phallus, comme objet virtuel, est toujours désigné à la
place où il manque par des énigmes et des devinettes. Même les
conflits d'Oedipe dépendent d'abord de la question du Sphinx.
La naissance et la mort, la différence des sexes, sont les thèmes
complexes de problèmes avant d'être les ternies simples d'oppo-
sition. (Avant l'opposition des sexes, déterminée par la possession
ou la privation du pénis, il y a la « question » du phallus qui
détermine dans chaque série la position différentielle des person-
nages sexués.) Il se peut que, dans toute question, dans tout
problème, comme dans leur transcendance par rapport aux
réponses, dans leur insistance à travers les solutions, dans la
manière dont ils maintiennent leur béance propre, il y ait for-
cément quelque chose de fou1.
1. Serge LECLAIREL a esquissé une théorie de la névrose et de la psychose en
rapport avec la notion de question comme catégorie fondamentale de l'in-
conscient. Il distingue en ce sens le mode de question chez l'hytérique (« suis-je
un homme ou une femme ? ») et chez l'obsédé (« suis-je mort ou vif ? ») ; il
distingue aussi la position respective de la névrose et de la psychose par rap-
port à cette instance de la question. - Cf. La mort dans la vie de l'obsédé,
La psychanalyse, no 2, 1956 : A la recherche des principes d'une psychothérapie
des psychoses, Evolution psychiatrique, II, 1958. Ces recherches sur la forme et le
contenu des questions vécues par le malade nous semblent d'une grande impor-
tance, et entraînent une révision du rôle du négatif et du conflit dans l'incons-
cient en général. Là encore, elles ont pour origine des indications de Jacques
LACAN : sur les types de question dans l'hystérie et l'obsession, cf. Ecrits,
pp. 303-304 ; et sur le désir, sa différence avec le besoin, son rapport avec la
demande » et avec la « question », pp. 627-630, 690-693.
Un des points les plus importants de la théorie de Jung n'était-il pas déjà là
la force de « questionnement » dans l'inconscient, la conception de l'inconscient
comme inconscient des « problèmes » et des « tâches » ? JUNG en tirait la consé-
quence : la découverte d'un procès de différenciation, plus profond que les
oppositions résultantes (cf. Le moi et l'inconscient). Il est vrai que FREUD cri-
tique violemment ce point de vue : dans L'homme aux loups, S V, où il main-
tient que l'enfant ne questionne pas, mais désire, n'est pas confronté à des
tâches, mais à des émois régis par l'opposition - et aussi dans Dora, S II, où il
Il suffit que la question, comme chez Dostoïevski ou chez
Chestov, soit posée avec assez d'insistance pour faire taire toute
réponse au lieu d'en susciter. C'est là qu'elle découvre sa portée
proprement ontologique, (non)-être de la question qui ne se réduit
pas au non-être du négatif. Il n'y a pas de réponses ou de solutions
originelles ni ultimes, seules le sont les questions-problèmes, à la
faveur d'un masque derrière tout masque et d'un déplacement
derrière toute place. Il serait naïf de croire que les problèmes de
la vie et de la mort, de l'amour et de la différence des sexes, soient
justiciables de leurs solutions et même de leurs positions scienti-
fiques, bien que ces positions et solutions surviennent nécessai-
rement, doivent nécessairement intervenir à un certain moment
dans le courant du processus de leur développement. Les pro-
blèmes concernent l'éternel déguisement, les questions, l'éternel
déplacement. Les névropathes, les psychopathes explorent peut-
être au prix de leurs souffrances ce fond originel ultime, les uns
demandant comment déplacer le problème, les autres, où poser la
question. Précisément leur souffrance, leur pathos, est la seule
réponse pour une question qui ne cesse pas de se déplacer en elle-
même, pour un problème qui ne cesse pas de se déguiser en lui-
même. Ce n'est pas ce qu'ils disent ou ce qu'ils pensent, mais leur
vie, qui est exemplaire et qui les dépassent. Ils témoignent de
cette transcendance, et du jeu le plus extraordinaire du vrai et du
faux tel qu'il s'établit, non plus au niveau des réponses et solu-
tions, mais dans les problèmes eux-mêmes, dans les questions
elles-mêmes, c'est-à-dire dans des conditions telles que le faux
devient le mode d'exploration du vrai, l'espace propre de ses
déguisements essentiels ou de son déplacement fondamental : le
pseudos est ici devenu le pathos du Vrai. La puissance des ques-
tions vient toujours d'ailleurs que les réponses, et jouit d'un libre
fond qui ne se laisse pas résoudre. L'insistance, la transcendance,
le maintien ontologique des questions et des problèmes ne s'expri-
ment pas sous la forme de finalité d'une raison suffisante (à quoi
bon ? pourquoi ?), mais sous la forme discrète de la différence et
de la répétition : quelle différence y a-t-il ? et « répète un peu ».
montre que le noyau du rêve ne peut être qu'un désir engagé dans un conflit
correspondant. Toutefois entre Jung et Freud, la discussion n'est peut-être
pas bien située, puisqu'il s'agit de savoir si l'inconscient peut ou non faire autre
chose que de désirer. En vérité, ne faut-il pas plutôt demander si le désir est
seulement une force d'opposition, ou bien une force tout entière fondée dans
la puissance de la question ? Même le rêve de Dora, invoqué par Freud, ne se
laisse interpréter que dans la perspective d'un problème (avec les deux séries
père-mère, M. K.-Mme K.) qui développe une question de forme hystérique
(avec la botte à bijoux jouant le rôle d'objet = x).
La différence, il n'y en a jamais, mais ce n'est pas parce qu'elle
revient au même dans la réponse, c'est parce qu'elle n'est pas
ailleurs que dans la question, et dans la répétition de la question,
qui en assure le transport et le déguisement. Les problèmes et les
questions appartiennent donc à l'inconscient, mais aussi bien
l'inconscient est par nature différentiel et itératif, sériel, problé-
matique et questionnant. Quand on demande si l'inconscient est
en fin de compte oppositionnel ou différentiel, inconscient des
grandes forces en conflit ou des petits éléments en séries, des
grandes représentations opposées ou des petites perceptions dif-
férenciées, on a l'air de ressusciter d'anciennes hésitations, d'an-
ciennes polémiques aussi, entre la tradition leibnizienne et la
tradition kantienne. Mais si Freud était tout à fait du côté d'un
postkantisme hégélien, c'est-à-dire d'un inconscient d'opposition,
pourquoi rendrait-il tant d'hommage au leibnizien Fechner, et à
sa finesse différentielle qui est celle d'un « symptomatologiste » ?
En vérité, il ne s'agit pas du tout de savoir si l'inconscient
implique un non-être de limitation logique, ou un non-être d'op-
position réelle. Car ces deux non-êtres sont de toute façon les
figures du négatif. Ni limitation ni opposition - ni inconscient
de la dégradation, ni inconscient de la contradiction - l'in-
conscient concerne les problèmes et questions dans leur différence
de nature avec les solutions-réponses : (non)-être du probléma-
tique, qui récuse également les deux formes du non-être négatif,
celles-ci ne régissant que les propositions de la conscience. C'est
à la lettre qu'il faut prendre le mot célèbre, l'inconscient ignore
le Non. Les objets partiels sont les éléments des petites percep-
tions. L'inconscient est différentiel, et de petites perceptions, mais
par là même il diffère en nature avec la conscience, il concerne
les problèmes et les questions, qui ne se réduisent jamais aux
grandes oppositions ou aux effets d'ensemble que la conscience
en recueille (nous verrons que la théorie leibnizienne indique déjà
cette voie).
Nous avons donc rencontré un deuxième au-delà du principe
de plaisir, seconde synthèse du temps dans l'inconscient lui-même.
La première synthèse passive, celle d'Habitus, présentait la répé-
tition comme lien, sur le mode recommencé d'un présent vivant.
Elle assurait la fondation du principe de plaisir, en deux sens
complémentaires, puisqu'en résultaient à la fois la valeur générale
du plaisir comme instance à laquelle la vie psychique était
maintenant soumise dans le Ça, et la satisfaction particulière
hallucinatoire qui venait remplir chaque moi passif d'une image
narcissique de soi-même. La seconde synthèse est celle d'Érôs-
Mnémosyne, qui pose la répétition comme déplacement et dégui-
sement et qui fonctionne comme fondement du principe de
plaisir : il s'agit alors, en effet, de savoir comment ce principe
s'applique à ce qu'il régit, sous la condition de quel usage, au prix
de quelles limitations et de quels approfondissements. La réponse
est donnée dans deux directions, l'une, celle d'une loi de réalité
générale, d'après laquelle la première synthèse passive se dépasse
vers une synthèse et un moi actifs, l'autre d'après laquelle, au
contraire, elle s'approfondit dans une seconde synthèse passive,
qui recueille la satisfaction narcissique particulière et la rapporte
à la contemplation d'objets virtuels. Le principe de plaisir reçoit
ici de nouvelles conditions, tant à l'égard d'une réalité produite
que d'une sexualité constituée. La pulsion, qui se définissait
seulement comme excitation liée, apparaît maintenant sous une
forme différenciée : comme pulsion de conservation suivant la
ligne active de réalité, comme pulsion sexuelle dans cette nouvelle
profondeur passive. Si la première synthèse passive constitue une
« esthétique », il est juste de définir la seconde comme l'équivalent
d'une « analytique ». Si la première synthèse passive est celle du
présent, la seconde est du passé. Si la première se sert de la
répétition pour en soutirer une différence, la seconde synthèse
passive comprend la différence au sein de la répétition ; car les
deux figures de la différence, le transport et le travesti, le dépla-
cement qui affecte symboliquement l'objet virtuel, et les dégui-
sements qui affectent imaginairement les objets réels où il s'incor-
pore, sont devenus les éléments de la répétition même. C'est
pourquoi Freud éprouve une certaine gêne à distribuer la diffé-
rence et la répétition du point de vue d'Érôs, dans la mesure où
il maintient l'opposition de ces deux facteurs, et comprend la
répétition sous le modèle matériel de la différence annulée, tandis
qu'il définit Érôs par l'introduction ou même la production de
nouvelles différences1. Mais en fait, la force de répétition d'Érôs
dérive directement d'une puissance de la différence, celle qu'Érôs
emprunte à Mnémosyne, et qui affecte les objets virtuels comme
autant de fragments d'un passé pur. Ce n'est pas l'amnésie, mais
bien plutôt une hypermnésie, comme Janet l'avait pressenti à
certains égards, qui explique le rôle de la répétition érotique et
1. Pour autant qu'Erôs implique l'union de deux corps cellulaires, et
introduit ainsi de nouvelles différences vitales, « nous n'avons pas pu déceler
dans l'instinct sexuel cette tendance à la répétition dont la découverte nous a
permis de conclure à l'existence d'instincts de mort » (FREUD, Au-delà du
principe de plaisir, trad. JANKÉLÉVITCH, in Essais de psychanalyse, Payot éd.,
p. 70).
sa combinaison avec la différence. Le « jamais-vu » qui caractérise
un objet toujours déplacé et déguisé plonge dans le « déjà-vu »,
comme caractère du passé pur en général d'où cet objet est
extrait. On ne sait pas quand on l'a vu ni où, conformément à la
nature objective du problématique ; et à la limite il n'y a que
l'étrange qui soit familier, et seulement la différence qui se
répète.
Il est vrai que la synthèse d'Érôs et de Mnémosyne souffre
encore d'une ambiguïté. Car la série du réel (ou des présents qui
passent dans le réel) et la série du virtuel (ou d'un passé qui
diffère en nature avec tout présent) forment deux lignes cir-
culaires divergentes, deux cercles ou même deux arcs d'un même
cercle, par rapport à la première synthèse passive d'Habitus.
Mais par rapport à l'objet = x pris comme limite immanente de
la série des virtuels, et comme principe de la seconde synthèse
passive, ce sont les présents successifs de la réalité qui forment
maintenant des séries coexistantes, des cercles ou même des
arcs d'un même cercle. Il est inévitable que les deux références
se confondent, et que le passé pur retombe ainsi dans l'état d'un
ancien présent, fût-il mythique, reconstituant l'illusion qu'il
était censé dénoncer, ressuscitant cette illusion d'un originaire
et d'un dérivé, d'une identité dans l'origine et d'une ressemblance
dans le dérivé. Bien plus, c'est Érôs qui se vit lui-même comme
cycle, ou comme élément d'un cycle, dont l'autre élément opposé
ne peut être que Thanatos au fond de la mémoire, les deux se
combinant comme l'amour et la haine, la construction et la
destruction, l'attraction et la répulsion. Toujours la même
ambiguïté du fondement, de se représenter dans le cercle qu'il
impose à ce qu'il fonde, de rentrer comme élément dans le circuit
de la représentation qu'il détermine en principe.
Le caractère essentiellement perdu des objets virtuels, le
caractère essentiellement travesti des objets réels, sont les
puissantes motivations du narcissisme. Mais quand la libido se
retourne ou reflue sur le moi, quand le moi passif devient tout
entier narcissique, c'est en intériorisant la différence entre les
deux lignes, et en s'éprouvant lui-même comme perpétuellement
déplacé dans l'une, perpétuellement déguisé dans l'autre. Le moi
narcissique est inséparable non seulement d'une blessure consti-
tutive, mais des déguisements et déplacements qui se tissent
d'un bord à l'autre, et constituent sa modification. Masque pour
d'autres masques, travesti sous d'autres travestis, le moi ne se
distingue pas de ses propres bouffons, et marche en boitant sur
une jambe verte et une jambe rouge. Pourtant on ne saurait
exagérer l'importance de la réorganisation qui se produit à ce
niveau, en opposition avec le stade précédent de la seconde
synthèse. Car, en même temps que le moi passif devient nar-
cissique, l'activité doit être pensée, et ne peut l'être que comme
l'affection, la modification même que le moi narcissique éprouve
passivement pour son compte, renvoyant dès lors à la forme d'un
Je qui s'exerce sur lui comme un « Autre ». Ce Je actif, mais
fêlé, n'est pas seulement la base du surmoi, il est le corrélat du
moi narcissique, passif et blessé, dans un ensemble complexe
que Paul Ricoeur a bien nommé « cogito avorté »1. Encore n'y a-
t-il pas d'autre cogito qu'avorté, ni d'autre sujet que larvaire.
Nous avons vu précédemment que la fêlure du Je était seulement
le temps comme forme vide et pure, dégagée de ses contenus.
C'est que le moi narcissique apparaît bien dans le temps, mais ne
constitue nullement un contenu temporel ; la libido narcissique,
le reflux de la libido sur le moi, a fait abstraction de tout contenu.
Le moi narcissique est plutôt le phénomène qui correspond à la
forme du temps vide sans la remplir, le phénomène spatial de
cette forme en général (c'est ce phénomène d'espace qui se
présente de manière différente, dans la castration névrotique et
dans le morcellement psychotique). La forme du temps dans
le Je déterminait un ordre, un ensemble et une série. L'ordre
formel statique de l'avant, du pendant et de l'après marque
dans le temps la division du moi narcissique ou les conditions
de sa contemplation. L'ensemble du temps se recueille dans
l'image de l'action formidable, telle qu'elle est à la fois présentée,
interdite et prédite par le surmoi : l'action = x. La série du
temps désigne la confrontation du moi narcissique divisé avec
l'ensemble du temps ou l'image de l'action. Le moi narcissique
répète une fois, sur le mode de l'avant ou du défaut, sur le mode
du Ça (cette action est trop grande pour moi) ; une seconde fois,
sur le mode d'un devenir-égal infini propre au moi idéal; une
troisième, sur un mode de l'après qui réalise la prédiction du
surmoi (le ça et le moi, la condition et l'agent seront eux-mêmes
anéantis) ! Car la loi pratique elle-même ne signifie rien d'autre
que cette forme du temps vide.
Quand le moi narcissique prend la place des objets virtuels
et réels, quand il prend sur soi le déplacement des uns comme le
déguisement des autres, il ne remplace pas un contenu du temps
par un autre. Au contraire, nous sommes entrés dans la troisième
synthèse. On dirait que le temps a abandonné tout contenu mné-
1. Cf.Paul RICOEUR, De l'interprétation (Editions du Seuil,1965),pp.413-414.
moriel possible, et par là, brisé le cercle où l'entraînait Érôs. Il
s'est déroulé, redressé, il a pris l'ultime figure du labyrinthe, le
labyrinthe en ligne droite qui est, comme dit Borges, « invisible,
incessant ». Le temps vide hors de ses gonds, avec son ordre
formel et statique rigoureux, son ensemble écrasant, sa série
irréversible, est exactement l'instinct de mort. L'instinct de
mort n'entre pas dans un cycle avec Érôs, il n'en est nullement
complémentaire ou antagoniste, il n'en est symétrique en aucune
façon, mais témoigne d'une tout autre synthèse. A la corrélation
d'Érôs et de Mnémosyne, se substitue celle d'un moi narcissique
sans mémoire, grand amnésique, et d'un instinct de mort sans
amour, désexualisé. Le moi narcissique n'a plus qu'un corps mort,
il a perdu le corps en même temps que les objets. C'est à travers
l'instinct de mort qu'il se réfléchit dans le moi idéal, et pressent
sa fin dans le surmoi, comme en deux morceaux du Je fêlé. Ce
rapport du moi narcissique et de l'instinct de mort, c'est celui
que Freud marque si profondément, lorsqu'il dit que la libido ne
reflue pas sur le moi sans se désexualiser, sans former une énergie
neutre déplaçable, capable essentiellement de se mettre au service
de Thanatos1. Mais pourquoi Freud ainsi pose-t-il l'instinct de
mort comme préexistant à cette énergie désexualisée, indépen-
dant d'elle en principe ? Pour deux raisons sans doute, l'une
renvoyant à la persistance du modèle dualiste et conflictuel qui
inspire toute la théorie des pulsions, l'autre, au modèle matériel
qui préside à la théorie de la répétition. C'est pourquoi tantôt Freud
insiste sur la différence de nature entre Érôs et Thanatos, d'après
laquelle Thanatos doit être qualifié pour lui-même en opposition
avec Érôs ; tantôt sur une différence de rythme ou d'amplitude,
comme si Thanatos rejoignait l'état de la matière inanimée, et
par là s'identifiait à cette puissance de répétition brute et nue,
que les différences vitales venues d'Éros sont supposées seulement
recouvrir ou contrarier. Mais de toute façon la mort, déterminée
comme retour qualitatif et quantitatif du vivant à cette matière
inanimée, n'a qu'une définition extrinsèque, scientifique et
objective ; Freud refuse bizarrement toute autre dimension de la
mort, tout prototype ou toute présentation de la mort dans
l'inconscient, bien qu'il concède l'existence de tels prototypes
pour la naissance et la castration2. Or, la réduction de la mort à
1. FREUD, Le Moi et le ça, « Essais de psychanalyse » (tr. JANKÉLÉVITCH,
éd. Payot), pp. 212-214.
2. FREUD, Inhibition, symptôme, angoisse (trad. TORT, 2e éd., Presses Uni-
versitaires de France, 1968), pp. 53 sq. Il est d'autant plus étrange que Freud
reproche à Rank de se faire une conception trop objective de la naissance.
la détermination objective de la matière manifeste ce préjugé
d'après lequel la répétition doit trouver son principe ultime dans
un modèle matériel indifférencié, par-delà les déplacements et
déguisements d'une différence seconde ou opposée. Mais en vérité
la structure de l'inconscient n'est pas conflictuelle, oppositionnelle
ou de contradiction, elle est questionnante et problématisante. La
répétition n'est pas davantage puissance brute et nue, par-delà
des déguisements qui viendraient l'affecter secondairement comme
autant de variantes ; elle se tisse au contraire dans le déguisement,
dans le déplacement comme éléments constitutifs auxquels elle ne
préexiste pas. La mort n'apparait pas dans le modèle objectif
d'une matière indifférente inanimée, à laquelle le vivant « revien-
drait » ; elle est présente dans le vivant, comme expérience sub-
jective et différenciée pourvue d'un prototype. Elle ne répond
pas à un état de matière, elle correspond au contraire à une pure
forme ayant abjuré toute matière - la forme vide du temps.
(Et c'est tout à fait la même chose, une manière de remplir le
temps, que de subordonner la répétition à l'identité extrinsèque
d'une matière morte, ou à l'identité intrinsèque d'une âme
immortelle.) C'est que la mort ne se réduit pas à la négation, ni
au négatif d'opposition ni au négatif de limitation. Ce n'est ni la
limitation de la vie mortelle par la matière, ni l'opposition d'une
vie immortelle avec la matière, qui donnent à la mort son proto-
type. La mort est plutôt la forme dernière du problématique,
la source des problèmes et des questions, la marque de leur per-
manence par-dessus toute réponse, le Où et Quand ? qui désigne
ce (non)-être où toute affirmation s'alimente.
Blanchot disait bien que la mort a deux aspects : l'un, per-
sonnel, qui concerne le Je, le moi, et que je peux affronter dans
une lutte ou rejoindre dans une limite, en tout cas rencontrer
dans un présent qui fait tout passer. Mais l'autre, étrangement
impersonnel, sans rapport avec « moi », ni présent ni passé, mais
toujours à venir, source d'une aventure multiple incessante dans
une question qui persiste : « C'est le fait de mourir qui inclut un
renversement radical par lequel la mort, qui était la forme
extrême de mon pouvoir, ne devient pas seulement ce qui me
dessaisit en me jetant hors de mon pouvoir de commencer et
même de finir, mais devient ce qui est sans relation avec moi,
sans pouvoir sur moi, ce qui est dénué de toute possibilité,
l'irréalité de l'indéfini. Renversement que je ne puis me repré-
senter, que je ne puis même concevoir comme définitif, qui n'est
pas le passage irréversible au-delà duquel il n'y a pas de retour,
car il est ce qui ne s'accomplit pas, l'interminable et l'incessant...
Temps sans présent avec lequel je n'ai pas de rapport, ce vers
quoi je ne puis m'élancer, car en (lui) je ne meurs pas, je suis
déchu du pouvoir de mourir, en (lui) on meurt, on ne cesse pas et
on n'en finit pas de mourir... Non pas le terme, mais l'intermi-
nable, non pas la mort propre, mais la mort quelconque, non pas
la mort vraie, mais, comme dit Kafka, le ricanement de son
erreur capitale... »1. A confronter ces deux aspects, on voit bien
que même le suicide ne les rend pas adéquats et ne les fait pas
coïncider. Or, le premier signifie cette disparition personnelle de
la personne, l'annulation de cette différence que représentent
le Je, le moi. Différence qui était seulement pour mourir, et dont
la disparition peut être objectivement représentée dans un
retour à la matière inanimée, comme calculée dans une sorte
d'entropie. Malgré les apparences, cette mort vient toujours du
dehors, au moment même où elle constitue la possibilité la plus
personnelle, et du passé, au moment même où elle est le plus
présent. Mais l'autre, l'autre visage l'autre aspect, désigne l'état
des différences libres quand elles ne sont plus soumises à la forme
que leur donnaient un Je, un moi, quand elles se développent
dans une figure qui exclut ma propre cohérence au même titre
que celle d'une identité quelconque. Il y a toujours un « on meurt »
plus profond que le « je meurs », et il n'y a pas que les dieux qui
meurent sans cesse et de multiples manières ; comme si surgis-
saient des mondes où l'individuel n'est plus emprisonné dans la
forme personnelle du Je et du moi, ni même le singulier, empri-
sonné dans les limites de l'individu - bref le multiple insubor-
donné, qui ne se « reconnaît » pas dans le premier aspect. C'est
au premier aspect pourtant que renvoie toute la conception
freudienne mais c'est par là qu'elle manque l'instinct de mort,
et l'expérience ou le prototype correspondants.
Nous ne voyons donc aucune raison pour poser un instinct de
mort qui se distinguerait d'Erôs, soit par une différence de
nature entre deux forces, soit par une différence de rythme ou
d'amplitude entre deux mouvements. Dans les deux cas, la
différence serait déjà donnée, et Thanatos indépendant. Il nous
semble, au contraire, que Thanatos se confond entièrement avec
la désexualisation d'Erôs, avec la formation de cette énergie
neutre et déplaçable dont parle Freud. Celle-ci ne passe pas au
service de Thanatos, elle le constitue : il n'y a pas entre Érôs et
Thanatos une différence analytique, c'est-à-dire déjà donnée,
dans une même « synthèse » qui les réunirait tous deux ou les
1. Maurice BLANCHOT, L'espace littéraire (N.R.F., 1955), p. 107, pp. 160-161.
ferait alterner. Non pas que la différence soit moins grande ; au
contraire, elle est plus grande, étant synthétique, précisément
parce que Thanatos signifie une tout autre synthèse du temps
qu'Érôs, d'autant plus exclusive qu'elle est prélevée sur lui,
construite sur ses débris. C'est en même temps qu'Érôs reflue
sur le moi - que le moi prend sur lui-même les déguisements et
déplacements qui caractérisaient les objets, pour en faire sa
propre affection mortelle - que la libido perd tout contenu
mnésique, et que le Temps perd sa figure circulaire, pour prendre
une forme droite impitoyable - et que l'instinct de mort appa-
raît, identique à cette forme pure, énergie désexualisée de cette
libido narcissique. La complémentarité de la libido narcissique
et de l'instinct de mort définit la troisième synthèse, autant
qu'Érôs et Mnémosyne définissaient la seconde. Et lorsque Freud
dit que, à cette énergie désexualisée comme corrélative de la
libido devenue narcissique, il faut peut-être rattacher le processus
en général de penser, nous devons comprendre que, contrairement
au vieux dilemme, il ne s'agit plus de savoir si la pensée est
innée ou acquise. Ni innée, ni acquise, elle est génitale, c'est-à-dire
désexualisée, prélevée dans ce reflux qui nous ouvre au temps
vide. « Je suis un génital inné », disait Artaud, voulant dire aussi
bien un « acquis désexualisé », pour marquer cette genèse de la
pensée dans un Je toujours fêlé. Il n'y a pas lieu d'acquérir la
pensée, ni de l'exercer comme une innéité, mais d'engendrer
l'acte de penser dans la pensée même, peut-être sous l'effet d'une
violence qui fait refluer la libido sur le moi narcissique, et parallè-
lement extraire Thanatos d'Erôs, abstraire le temps de tout
contenu pour en dégager la forme pure. Il y a une expérience de la
mort, qui correspond à cette troisième synthèse.
Freud prête à l'inconscient trois grandes ignorances : le Non,
la Mort et le Temps. Et pourtant il n'est question que de temps,
de mort et de non dans l'inconscient. Est-ce dire seulement qu'ils
sont agis sans être représentés ? Plus encore ; l'inconscient
ignore le non parce qu'il vit du (non)-être des problèmes et des
questions, mais non pas du non-être du négatif qui affecte
seulement la conscience et ses représentations. Il ignore la mort
parce que toute représentation de la mort concerne l'aspect
inadéquat, tandis que l'inconscient saisit l'envers, découvre
l'autre visage. Il ignore le temps parce qu'il n'est jamais subor-
donné aux contenus empiriques d'un présent qui passe dans la
représentation, mais opère les synthèses passives d'un temps
originel. C'est à ces trois synthèses qu'il faut revenir, comme
constitutives de l'inconscient. Elles correspondent aux figures de la
répétition, telles qu'elles apparaissent dans l'oeuvre d'un grand
romancier : le lien, la cordelette toujours renouvelée ; la tache
sur le mur, toujours déplacée ; la gomme, toujours effacée. La
répétition-lien, la répétition-tache, la répétition-gomme : les
trois au-delà du principe de plaisir. La première synthèse exprime
la fondation du temps sur un présent vivant, fondation qui donne
au plaisir sa valeur de principe empirique en général, auquel est
soumis le contenu de la vie psychique dans le Ça. La seconde
synthèse exprime le fondement du temps par un passé pur,
fondement qui conditionne l'application du principe de plaisir
aux contenus du Moi. Mais la troisième synthèse désigne le sans-
fond, où le fondement lui-même nous précipite : Thanatos est
bien découvert en troisième comme ce sans-fond par-delà le
fondement d'Érôs et la fondation d'Habitus. Aussi a-t-il avec le
principe de plaisir un type de rapport déconcertant, qu'on
exprime souvent dans les paradoxes insondables d'un plaisir
lié à la douleur (mais en fait, il s'agit de tout autre chose : il
s'agit de la désexualisation dans cette troisième synthèse, en
tant qu'elle inhibe l'application du principe de plaisir comme
idée directrice et préalable, pour procéder ensuite à une re-
sexualisation où le plaisir n'investit plus qu'une pensée pure et
froide, apathique et glacée, comme on le voit dans le cas du
sadisme ou du masochisme). D'une certaine manière la troisième
synthèse réunit toutes les dimensions du temps, passé, présent,
avenir, et les fait jouer maintenant dans la pure forme. D'une
autre manière, elle entraîne leur réorganisation, puisque le passé
est rejeté du côté du Ça comme la condition par défaut en fonc-
tion d'un ensemble du temps, et que le présent se trouve défini
par la métamorphose de l'agent dans le moi idéal. D'une autre
manière encore, l'ultime synthèse ne concerne que l'avenir,
puisqu'elle annonce dans le surmoi la destruction du Ça et
du moi, du passé comme du présent, de la condition comme
de l'agent. C'est à cette pointe extrême que la ligne droite
du temps reforme un cercle, mais singulièrement tortueux,
ou que l'instinct de mort révèle une vérité inconditionnée
dans son « autre » visage - précisément l'éternel retour en
tant que celui-ci ne fait pas tout revenir, mais au contraire
affecte un monde qui s'est débarrassé du défaut de la condition
et de l'égalité de l'agent pour affirmer seulement l'excessif et
l'inégal, l'interminable et l'incessant, l'informel comme pro-
duit de la formalité la plus extrême. Ainsi finit l'histoire du
temps : il lui appartient de défaire son cercle physique ou
naturel, trop bien centré, et de former une ligne droite, mais
qui, entraînée par sa propre longueur, reforme un cercle
éternellement décentré.
L'éternel retour est puissance d'affirmer, mais il affirme tout
du multiple, tout du différent, tout du hasard, sauf ce qui les
subordonne à l'Un, au Même, à la nécessité, sauf l'Un, le Même
et le Nécessaire. De l'Un, on dit qu'il s'est subordonné le multiple
une fois pour toutes. Et n'est-ce pas le visage de la mort ? Mais
n'est-ce pas l'autre visage, de faire mourir une fois pour toutes,
à son tour, tout ce qui opère une fois pour toutes ? Si l'éternel
retour est en rapport essentiel avec la mort, c'est parce qu'il
promeut et implique « une fois pour toutes » la mort de ce qui
est un. S'il est en rapport essentiel avec l'avenir, c'est parce
que l'avenir est le déploiement et l'explication du multiple, du
différent, du fortuit pour eux-mêmes et « pour toutes les fois ».
La répétition dans l'éternel retour exclut deux déterminations :
le Même ou l'identité d'un concept subordonnant, et le négatif
de la condition qui rapporterait le répété au Même et assurerait
la subordination. La répétition dans l'éternel retour exclut à
la fois le devenir-égal ou le devenir-semblable au concept, et la
condition par défaut d'un tel devenir. Elle concerne au contraire
des systèmes excessifs qui lient le différent au différent, le
multiple au multiple, le fortuit au fortuit, dans un ensemble
d'affirmations toujours coextensives aux questions posées et
aux décisions prises. Il est dit que l'homme ne sait pas jouer :
c'est que, même lorsqu'il se donne un hasard ou une multiplicité,
il conçoit ses affirmations comme destinées à le limiter, ses
décisions, destinées à en conjurer l'effet, ses reproductions,
destinées à faire revenir le même sous une hypothèse de gain.
Précisément c'est le mauvais jeu, celui où l'on risque de perdre
aussi bien que de gagner, parce qu'on n'y affirme pas tout le
hasard : le caractère préétabli de la règle qui fragmente a pour
corrélat la condition par défaut dans le joueur, qui ne sait quel
fragment sortira. Le système de l'avenir, au contraire, doit
être appelé jeu divin, parce que la règle ne préexiste pas, parce
que le jeu porte déjà sur ses propres règles, parce que l'enfant-
joueur ne peut que gagner - tout le hasard étant affirmé chaque
fois et pour toutes les fois. Non pas des affirmations restrictives
ou limitatives, mais coextensives aux questions posées et aux
décisions dont celles-ci émanent : un tel jeu entraîne la répétition
du coup nécessairement vainqueur, puisqu'il ne l'est qu'à force
d'embrasser toutes les combinaisons et les règles possibles dans
le système de son propre retour. Sur ce jeu de la différence et
de la répétition, en tant que mené par l'instinct de mort, nul
n'est allé plus loin que Borges, dans toute son oeuvre insolite :
« Si la loterie est une intensification du hasard, une infusion
périodique du chaos dans le cosmos, ne conviendrait-il pas que
le hasard intervînt dans toutes les étapes du tirage et non point
dans une seule ? N'est-il pas évidemment absurde que le hasard
dicte la mort de quelqu'un, mais que ne soient pas sujettes au
hasard les circonstances de cette mort : la réserve, la publicité,
le délai d'une heure ou d'un siècle ?... En réalité le nombre des
tirages est infini. Aucune décision n'est finale, toutes se rami-
fient. Les ignorants supposent que d'infinis tirages nécessitent
un temps infini ; il suffit en fait que le temps soit infiniment
subdivisible... Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses
solutions se présentent, l'homme en adopte une et élimine les
autres ; dans la fiction du presque inextricable Ts' ui Pên, il
les adopte toutes - simultanément. Il crée ainsi divers avenirs,
divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent. De là, les contra-
dictions du roman. Fang par exemple détient un secret; un
inconnu frappe à sa porte ; Fang décide de le tuer. Naturellement,
il y a plusieurs dénouements possibles : Fang peut tuer l'intrus,
l'intrus peut tuer Fang, tous deux peuvent réchapper, tous deux
peuvent mourir, etc. Dans l'ouvrage Ts' ui Pên, tous les dénoue-
ments se produisent ; chacun est le point de départ d'autres
bifurcations »1.
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Quels sont ces systèmes affectés par l'éternel retour ? Consi-
dérons les deux propositions : seul ce qui se ressemble diffère ;
et seules les différences se ressemblent2. La première formule
pose la ressemblance comme condition de la différence ; sans
doute exige-t-elle aussi la possibilité d'un concept identique
pour les deux choses qui diffèrent à condition de se ressembler ;
et implique-t-elle encore une analogie dans le rapport de chaque
chose à ce concept ; et entraîne-t-elle enfin la réduction de la
différence à une opposition déterminée par ces trois moments.
1. Jorge Luis BORGES, Fictions, trad. VERDEVOYE et IBARRA (N.R.F., 1951),
pp. 89-90, 129-130.
2. Cf. Claude LÉVI-STRAUSS, Le totémisme aujourd'hui (Presses Univer-
sitaires de France, 1962), P. 111 : « Ce ne sont pas les ressemblances, mais les
différences, qui se ressemblent. » - Lévi-Strauss montre comment ce principe
Se développe dans la constitution de deux séries au moins, les termes de chaque
série différant entre eux (par exemple pour le totémisme, la série des espèces
animales distinctes et celle des positions sociales différentielles) : la ressemblance
est « entre ces deux systèmes de différences ».
D'après l'autre formule au contraire, la ressemblance, et aussi
l'identité, l'analogie, l'opposition ne peuvent plus être considérées
que comme les effets, les produits d'une différence première ou
d'un système premier de différences. D'après cette autre for-
mule, il faut que la différence rapporte immédiatement les
uns aux autres les termes qui diffèrent. Il faut, conformément
à l'intuition ontologique de Heidegger, que la différence soit
en elle-même articulation et liaison, qu'elle rapporte le différent
au différent, sans aucune médiation par l'identique ou le sem-
blable, l'analogue ou l'opposé. Il faut une différenciation de la
différence, un en-soi comme un différenciant, un Sich-unterschei-
dende, par quoi le différent se trouve en même temps rassemblé,
au lieu d'être représenté sous la condition d'une ressemblance,
d'une identité, d'une analogie, d'une opposition préalables. Quant
à ces instances, cessant d'être conditions, elles ne sont plus que
des effets de la différence première et de sa différenciation,
effets d'ensemble ou de surface qui caractérisent le monde déna-
turé de la représentation, et qui expriment la manière dont
l'en-soi de la différence se cache lui-même en suscitant ce qui le
recouvre. Nous devons demander si les deux formules sont
simplement deux façons de parler qui ne changent pas grand-
chose ; ou bien si elles s'appliquent à des systèmes tout à fait
différents ; ou bien si, s'appliquant aux mêmes systèmes (et
à la limite au système du inonde), elles ne signifient pas deux
interprétations incompatibles et de valeur inégale, dont l'une
est capable de tout changer.
C'est dans les mêmes conditions que l'en-soi de la différence
se cache, et que la différence tombe dans les catégories de la
représentation. Dans quelles autres conditions la différence déve-
loppe-t-elle cet en-soi comme « différenciant », et rassemble-t-elle
le différent par-delà toute représentation possible ? Le premier
caractère nous semble être l'organisation en séries. Il faut qu'un
système se constitue sur la base de deux ou plusieurs séries,
chaque série étant définie par les différences entre les termes qui
la composent. Si nous supposons que les séries entrent en commu-
nication sous l'action d'une force quelconque, il apparait que
cette communication rapporte des différences à d'autres diffé-
rences, ou constitue dans le système des différences de différences :
ces différences au second degré jouent le rôle de « différenciant »,
c'est-à-dire rapportent les unes aux autres les différences de
premier degré. Cet état de choses s'exprime adéquatement dans
certains concepts physiques : couplage entre séries hétérogènes ;
d'où dérive une résonance interne dans le système ; d'où dérive un
mouvement forcé dont l'amplitude déborde les séries de base elle-
même. On peut déterminer la nature de ces éléments qui valent
à la fois par leur différence dans une série dont ils font partie, et
par leur différence de différence, d'une série à l'autre : ce sont des
intensités, le propre de l'intensité étant d'être constituée par une
différence qui renvoie elle-même à d'autres différences (E-E' où
E renvoie à e-e', et e à %-%' ... ). La nature intensive des systèmes
considérés ne doit pas nous faire préjuger de leur qualification :
mécanique, physique, biologique, psychique, sociale, esthétique,
philosophique, etc. Chaque type de système a sans doute ses
conditions particulières, mais qui se conforment aux caractères
précédents, tout en leur donnant une structure appropriée dans
chaque cas : par exemple, les mots sont de véritables intensités
dans certains systèmes esthétiques, les concepts sont aussi des
intensités du point de vue du système philosophique. On remar-
quera, d'après la célèbre Esquisse freudienne de 1895, que la vie
biopsychique se présente sous la forme d'un tel champ intensif
où se distribuent des différences déterminables comme excita-
tions, et des différences de différences, déterminables comme
frayages. Mais surtout, les synthèses de la Psyché incarnent pour
leur compte les trois dimensions des systèmes en général. Car la
liaison chique (Habitus) opère un couplage de séries d'excita-
tions ; Érôs désigne l'état spécifique de résonance interne qui en
découle ; l'instinct de mort se confond avec le mouvement forcé
dont l'amplitude psychique dépasse les séries résonnantes elles-
mêmes (d'où la différence d'amplitude entre l'instinct de mort
et l'Érôs résonnant).
Lorsque la communication est établie entre séries hétérogènes,
toutes sortes de conséquences en découlent dans le système.
Quelque chose « passe » entre les bords ; des événements éclatent,
des phénomènes fulgurent, du type éclair ou foudre. Des dyna-
mismes spatio-temporels remplissent le système, exprimant à la
fois la résonance des séries couplées et l'amplitude du mouvement
forcé qui les débordent. Des sujets peuplent le système, à la fois
sujets larvaires et moi passifs. Ce sont des moi passifs, parce qu'ils
se confondent avec la contemplation des couplages et résonances ;
des sujets larvaires parce qu'ils sont le support ou le patient des
dynamismes. En effet, dans sa participation nécessaire au mouve-
ment forcé, un pur dynamisme spatio-temporel ne peut être
éprouvé qu'à la pointe du vivable, dans des conditions hors
desquelles il entraînerait la mort de tout sujet bien constitué,
doué d'indépendance et d'activité. La vérité de l'embryologie,
déjà, c'est qu'il y a des mouvements vitaux systématiques, des
glissements, des torsions, que seul l'embryon peut supporter :
l'adulte en sortirait déchiré. Il y a des mouvements dont on ne
peut être que le patient, mais le patient à son tour ne peut être
qu'une larve. L'évolution ne se fait pas à l'air libre, et seul
l'involué évolue. Le cauchemar est peut-être un dynamisme
psychique que ni l'homme éveillé, ni même le rêveur ne pourraient
supporter, mais seul l'endormi du sommeil profond, du sommeil
sans rêve. Il n'est pas sûr en ce sens que la pensée, telle qu'elle
constitue le dynamisme propre du système philosophique, puisse
être rapportée, comme dans le cogito cartésien, à un sujet subs-
tantiel achevé, bien constitué : la pensée est plutôt de ces mouve-
ments terribles qui ne peuvent être supportés que dans les
conditions d'un sujet larvaire. Le système ne comporte que de
tels sujets, car seuls ils peuvent faire le mouvement forcé, en se
faisant le patient des dynamismes qui l'expriment. Même le
philosophe est le sujet larvaire de son propre système. Voilà donc
que le système ne se définit pas seulement par les séries hétéro-
gènes qui le bordent; ni par le couplage, la résonance et le
mouvement forcé qui en constituent les dimensions ; mais aussi
par les sujets qui le peuplent et les dynamismes qui le remplis-
sent; et enfin par les qualités et les étendues qui se développent
à partir de ces dynamismes.
Mais subsiste la difficulté majeure : est-ce bien la différence
qui rapporte le différent au différent dans ces systèmes intensifs ?
La différence de différence rapporte-t-elle la différence à elle-
même sans autre intermédiaire ? Quand nous parlons d'une mise
en communication de séries hétérogènes, d'un couplage et d'une
résonance, n'est-ce pas sous la condition d'un minimum de res-
semblance entre les séries, et d'une identité dans l'agent qui
opère la communication ? « Trop » de différence entre les séries
ne rendrait-elle pas toute opération impossible ? N'est-on pas
condamné à retrouver un point privilégié où la différence ne se
laisse penser qu'en vertu d'une ressemblance des choses qui
diffèrent et d'une identité d'un tiers ? C'est ici que nous devons
prêter la plus grande attention au rôle respectif de la différence,
de la ressemblance et de l'identité. Et d'abord quel est cet agent,
cette force assurant la communication ? La foudre éclate entre
intensités différentes, mais elle est précédée par un précurseur
sombre, invisible, insensible, qui en détermine à l'avance le chemin
renversé, comme en creux. De même, tout système contient son
précurseur sombre qui assure la communication des séries de
bordure. Nous verrons que, d'après la variété des systèmes, ce
rôle est rempli par des déterminations très diverses. Mais il s'agit
de savoir de toute façon comment le précurseur exerce ce rôle.
Il n'est pas douteux qu'il y a une identité du précurseur, et une
ressemblance des séries qu'il met en communication. Mais cet
« il y a » reste parfaitement indéterminé. L'identité et la ressem-
blance sont-elles ici des conditions, ou au contraire des effets de
fonctionnement du sombre précurseur qui projetterait néces-
sairement sur soi-même l'illusion d'une identité fictive, et sur les
séries qu'il rassemble l'illusion d'une ressemblance rétrospective ?
Identité et ressemblance ne seraient plus alors que des illusions
inévitables, c'est-à-dire des concepts de la réflexion qui rendraient
compte de notre habitude invétérée de penser la différence à
partir des catégories de la représentation, mais cela, parce que
l'invisible précurseur se déroberait, lui-même et son fonctionne-
ment, et déroberait du même coup l'en-soi comme la vraie nature
de la différence. Deux séries hétérogènes, deux séries de diffé-
rences étant données, le précurseur agit comme le différenciant
de ces différences. C'est ainsi qu'il les met en rapport immédia-
tement, de par sa propre puissance : il est l'en-soi de la différence
ou le « différemment différent », c'est-à-dire la différence au
second degré, la différence avec soi qui rapporte le différent au
différent par soi-même. Parce que le chemin qu'il trace est invi-
sible, et ne deviendra visible qu'à l'envers, en tant que recouvert
et parcouru par les phénomènes qu'il induit dans le système,
il n'a pas d'autre place que celle à laquelle il « manque », pas
d'autre identité que celle à laquelle il manque : il est précisément
l'objet = x, celui qui « manque à sa place » comme à sa propre
identité. Si bien que l'identité logique que la réflexion lui prête
abstraitement, et la ressemblance physique que la réflexion
prête aux séries qu'il rassemble, exprime seulement l'effet sta-
tistique de son fonctionnement sur l'ensemble du système, c'est-
à-dire la manière dont il se dérobe nécessairement sous ses propres
effets, parce qu'il se déplace perpétuellement en lui-même et se
déguise perpétuellement dans les séries. Ainsi nous ne pouvons
pas considérer que l'identité d'un tiers et la ressemblance des
parties soient une condition pour l'être et la pensée de la diffé-
rence, mais seulement une condition pour sa représentation,
laquelle exprime une dénaturation de cet être et de cette pensée,
comme un effet optique qui troublerait le vrai statut de la condi-
tion telle qu'elle est en soi.
Nous appelons dispars le sombre précurseur, cette différence en
soi, au second degré, qui met en rapport les séries hétérogènes ou
disparates elles-mêmes. C'est dans chaque cas son espace de
déplacement et son processus de déguisement qui déterminent
une grandeur relative des différences mises en rapport. Il est bien
connu que, dans certains cas (dans certains systèmes), la différence
des différences mises en jeu peut être « très grande » ; dans d'autres
systèmes, elle doit être « très petite »1. Mais on aurait tort de voir,
dans ce second cas, l'expression pure d'une exigence préalable de
ressemblance, qui ne ferait que se relâcher dans le premier cas
en s'étendant à l'échelle du monde. On insiste par exemple sur
la nécessité que les séries disparates soient presque semblables,
que les fréquences soient voisines (w voisin de wo), bref que la
différence soit petite. Mais justement il n'y a pas de différence
qui ne soit «petite», même à l'échelle du monde, si l'on présuppose
l'identité de l'agent qui met en communication les différents.
Petit et grand, nous l'avons vu, s'appliquent très mal à la diffé-
rence parce qu'ils la jugent d'après les critères du Même et du
semblable. Si l'on rapporte la différence à son différenciant, si
l'on se garde de prêter au différenciant une identité qu'il n'a pas
et ne peut pas avoir, la différence sera dite petite ou grande
d'après ses possibilités de fractionnement, c'est-à-dire d'après le
déplacement et le déguisement du différenciant, mais en aucun
cas on ne pourra prétendre qu'une différence petite témoigne
d'une condition stricte de ressemblance, pas plus qu'une grande
ne témoigne pour la persistance d'une ressemblance simplement
relâchée. La ressemblance est de toute manière un effet, un
produit de fonctionnement, un résultat externe - une illusion
qui surgit dès que l'agent s'arroge une identité dont il manque.
L'important n'est donc pas que la différence soit petite ou grande,
et finalement toujours petite par rapport à une ressemblance
plus vaste. L'important, pour l'en-soi, c'est que, petite ou grande,
la différence soit interne. Il y a des systèmes à grande ressem-
blance externe et petite différence interne. Le contraire est
possible : systèmes à petite ressemblance externe et grande
différence interne. Mais ce qui est impossible, c'est le contradic-
toire ; toujours la ressemblance est à l'extérieur, et la différence,
petite ou grande, forme le noyau du système.
Soient des exemples empruntés à des systèmes littéraires très
1. Léon SELME montrait que l'illusion d'une annulation des différences
devait être d'autant plus grande que les différences réalisées dans un système
étaient plus petites (ainsi dans les machines thermiques) : Principe de Carnot
contre formule empirique de Clausius, Givors, 1917). - Sur l'importance des
séries disparates et de leur résonance interne dans la constitution des systèmes,
on se reportera à Gilbert SIMONDON, L'individu et sa genèse physico-biologique,
Presses Universitaires de France, 1964, p. 20. (Mais G. Simondon maintient
comme condition une exigence de ressemblance entre séries, ou de petitesse
des différences mises en jeu : cf. pp. 254-257.)
divers. Dans l'oeuvre de Raymond Roussel, nous nous trouvons
devant des séries verbales : le rôle du précurseur est tenu par un
homonyme ou un quasi-homonyme (billard-pillard), mais ce
précurseur sombre est d'autant moins visible et sensible qu'une
des deux séries, au besoin, reste cachée. D'étranges histoires
combleront la différence entre les deux séries, de manière à
induire un effet de ressemblance et d'identité externes. Or, le
précurseur n'agit nullement par son identité, fût-ce une identité
nominale ou homonymique ; on le voit bien dans le quasi-homo-
nyme qui ne fonctionne qu'en se confondant tout entier avec le
caractère différentiel de deux mots (b et p). De même l'homo-
nyme n'apparaît pas ici comme l'identité nominale d'un signi-
fiant, mais comme le différenciant de signifiés distincts, qui
produit secondairement un effet de ressemblance des signifiés,
comme un effet d'identité dans le signifiant. Aussi serait-il
insuffisant de dire que le système se fonde sur une certaine
détermination négative, à savoir le défaut des mots par rapport
aux choses, ce pourquoi un mot est condamné à désigner plu-
sieurs choses. C'est la même illusion qui nous fait penser la diffé-
rence à partir d'une ressemblance et d'une identité supposées
préalables, et qui la fait apparaître comme négative. En vérité, ce
n'est pas par sa pauvreté de vocabulaire, mais par son excès, par
sa puissance syntaxique et sémantique la plus positive, que le lan-
gage invente la forme où il joue le rôle de précurseur sombre, c'est-
à-dire où, parlant de choses différentes, il différencie ces différences
en les rapportant immédiatement les unes aux autres, en séries
qu'il fait résonner. C'est pourquoi, nous l'avons vu, la répétition
des mots ne s'explique pas plus négativement, qu'elle ne peut
être présentée comme une répétition nue, sans différence. L'oeuvre
de Joyce fait évidemment appel à de tout autres procédés. Mais
il s'agit toujours de rassembler un maximum de séries disparates
(à la limite, toutes les séries divergentes constitutives du cosmos),
en faisant fonctionner des précurseurs sombres linguistiques
(ici mots ésotériques, mots-valises), qui ne reposent sur aucune
identité préalable, qui ne sont surtout pas « identifiables » en
principe, mais induisent un maximum de ressemblance et
d'identité dans l'ensemble du système, et comme résultat du
procès de différenciation de la différence en soi (cf. la lettre
cosmique de Finnegan's Wake). Ce qui se passe dans le système
entre séries résonnantes, sous l'action du précurseur sombre,
s'appelle « épiphanie ». L'extension cosmique ne fait qu'un avec
l'amplitude d'un mouvement forcé, balayant et débordant les
séries, Instinct de mort en dernière instance, « non » de Stephen
qui n'est pas le non-être du négatif, mais le (non)-être d'une
question persistante, auquel correspond sans y répondre le Oui
cosmique de Mme Bloom, parce que seul il l'occupe et le remplit
adéquatement1.
La question de savoir si l'expérience psychique est structurée
comme un langage, ou même si le monde physique est assi-
milable à un livre, dépend de la nature des sombres précurseurs.
Un précurseur linguistique, un mot ésotérique, n'a pas par lui-
même une identité, fût-elle nominale, pas plus que ses signifi-
cations n'ont une ressemblance, fût-elle infiniment relâchée ;
ce n'est pas seulement un mot complexe ou une simple réunion
de mots, mais un mot sur les mots, qui se confond entièrement
avec le « différenciant » des mots de premier de-ré, et avec le
« dissemblant » de leurs significations. Aussi ne vaut-il que dans
la mesure où il prétend, non pas dire quelque chose, mais dire le
sens de ce qu'il dit. Or la loi du langage telle qu'elle s'exerce dans
la représentation exclut cette possibilité ; le sens d'un mot ne
peut être dit que par un autre mot qui prend le premier pour
objet. D'où cette situation paradoxale : le précurseur linguistique
appartient à une sorte de métalangage, et ne peut s'incarner que
dans un mot dénué de sens du point de vue des séries de repré-
1. NOTE SUR LES EXPÉRIENCES PROUSTIENNES. - Elles ont évidemment
une tout autre structure que les épiphanies de Joyce. Mais il s'agit aussi de
deux séries, celle d'un ancien présent (Combray tel qu'il a été vécu) et celle
d'un présent actuel. Sans doute, à en rester à une première dimension de
l'expérience, il y a une ressemblance entre les deux séries (la madeleine, le
petit déjeuner), et même une identité (la saveur comme qualité non seulement
semblable, mais identique à soi dans les deux moments). Toutefois ce n'est
pas là le secret. La saveur n'a de pouvoir que parce qu'elle enveloppe quelque
chose = x, qui ne se définit plus par une identité : elle enveloppe Combray
tel qu'il est en soi, fragment de passé pur, dans sa double irréductibilité au
présent qu'il a été (perception) et à l'actuel présent où l'on pourrait le revoir
ou le reconstituer (mémoire volontaire). Or ce Combray en soi se définit par
sa propre différence essentielle, « différence qualitative » dont Proust dit
qu'elle n'existe pas « à la surface de la terre », mais seulement dans une pro-
fondeur singulière. Et c'est elle qui produit, en s'enveloppant, l'identité de
la qualité comme la ressemblance des séries. Identité et ressemblance ne sont
donc, là encore, que le résultat d'un différenciant. Et si les deux séries sont
successives l'une par rapport à l'autre, elles coexistant au contraire par rapport
au Combray en soi comme objet = x qui les fait résonner. Il arrive d'ailleurs
que la résonance des séries s'ouvre sur un instinct de mort qui les déborde
toutes deux : ainsi la bottine et le souvenir de la grand-mère. Erôs est constitué
par la résonance, mais se dépasse vers l'instinct de mort, constitué par l'ampli-
tude d'un mouvement forcé (c'est l'instinct de mort qui trouvera son issue
glorieuse dans l'oeuvre d'art, par-delà les expériences érotiques de la mémoire
involontaire). La formule proustienne, « un peu de temps à l'état pur », désigne
d'abord le passé pur, l'être en soi du passé, c'est-à-dire la synthèse érotique
du temps, mais désigne plus profondément la forme pure et vide du temps,
la synthèse ultime, celle de l'instinct de mort qui aboutit à l'éternité du retour
dans le temps.
sentations verbales du premier degré. C'est lui, le refrain. Ce
double état du mot ésotérique, qui dit son propre sens, mais ne
le dit pas sans se représenter et le représenter comme non-sens,
exprime bien le perpétuel déplacement du sens et son déguise-
ment dans les séries. Si bien que le mot ésotérique est l'objet = x
proprement linguistique, mais aussi que l'objet = x structure
l'expérience psychique comme celle d'un langage - à condition
de tenir compte du perpétuel déplacement invisible et silencieux
du sens linguistique. D'une certaine manière, toutes les choses
parlent et ont un sens, à condition que la parole en même temps
soit aussi ce qui se tait, ou plutôt le sens, ce qui se tait dans la
parole. Dans son très beau roman Cosmos, Gombrowicz montre
comment deux séries de différences hétérogènes (celle des pen-
daisons et celle des bouches) sollicitent leur mise en communi-
cation à travers divers signes, jusqu'à l'instauration d'un pré-
curseur sombre (le meurtre du chat), qui agit ici comme le
différenciant de leurs différences, comme le sens, incarné pour-
tant dans une représentation absurbe, mais à partir duquel des
dynamismes vont se déclencher, des événements se produire
dans le système Cosmos, qui trouveront leur issue finale dans
un instinct de mort débordant les séries1. Se dégagent ainsi les
conditions sous lesquelles un livre est un cosmos, le cosmos un
livre. Et se développe à travers des techniques très diverses
l'identité joycienne ultime, celle qu'on retrouve chez Borges ou
chez Gombrowicz, chaos = cosmos.
Chaque série forme une histoire : non pas des points de vue
différents sur une même histoire, comme les points de vue sur la
ville selon Leibniz, mais des histoires tout à fait distinctes qui se
développent simultanément. Les séries de base sont divergentes.
Non pas relativement, au sens où il suffirait de rebrousser chemin
pour trouver un point de convergence, mais absolument diver-
gentes, au sens où le point de convergence, l'horizon de conver-
gence est dans un chaos, toujours déplacé dans ce chaos. Ce
chaos lui-même est le plus positif, en même temps que la diver-
gence est objet d'affirmation. Il se confond avec le grand oeuvre,
qui tient toutes les séries compliquées, qui affirme et complique
toutes les séries simultanées. (Rien d'étonnant si Joyce éprouvait
tant d'intérêt pour Bruno, le théoricien de la complicatio.) La
trinité complication-explication-implication rend compte de
1. Witold GOMBROWICZ, Cosmos, Denoël, 1966. - La préface de Cosmos
esquisse une théorie des séries disparates, de leur résonance et du chaos. On se
reportera aussi au thème de la répétition dans Ferdydurke (Julliard, 1958),
pp. 76-80.
l'ensemble du système, c'est-à-dire du chaos qui tient tout, des
séries divergentes qui en sortent et y rentrent, et du différenciant
qui les rapporte les unes aux autres. Chaque série s'explique
ou se développe, mais dans sa différence avec les autres séries
qu'elle implique et qui l'impliquent, qu'elle enveloppe et qui
l'enveloppent, dans ce chaos qui complique tout. L'ensemble
du système, l'unité des séries divergentes en tant que telles,
correspond à l'objectivité d'un « problème » ; d'où la méthode
des questions-problèmes dont Joyce anime son oeuvre, et déjà
la façon dont Lewis Carroll liait les mots-valises au statut
du problématique.
L'essentiel est la simultanéité, la contemporanéité, la coexis-
tence de toutes les séries divergentes ensemble. Il est certain
que les séries sont successives, l'une « avant », l'autre « après », du
point de vue des présents qui passent dans la représentation.
C'est même de ce point de vue que la seconde est dite ressembler
à la première. Mais il n'en est plus ainsi par rapport au chaos qui
les comprend, à l'objet = x qui les parcourt, au précurseur qui
les met en communication, au mouvement forcé qui les déborde :
toujours le différenciant les fait coexister. Nous avons rencontré
plusieurs fois ce paradoxe des présents qui se succèdent, ou des
séries qui se succèdent en réalité, mais qui coexistant symboli-
quement par rapport au passé pur ou à l'objet virtuel. Lorsque
Freud montre qu'un phantasme est constitué sur deux séries de
base au moins, l'une infantile et prégénitale, l'autre génitale et
post-pubertaire, il est évident que ces séries se succèdent dans le
temps, du point de vue de l'inconscient solipsiste du sujet mis en
cause. On se demande alors comment rendre compte du phéno-
mène de « retard », c'est-à-dire du temps nécessaire pour que la
scène infantile, supposée originaire, ne trouve son effet qu'à dis-
tance, dans une scène adulte qui lui ressemble, et qu'on appelle
dérivée1. Il s'agit bien d'un problème de résonance entre deux
séries. Mais précisément ce problème n'est pas bien posé, tant
qu'on ne tient pas compte d'une instance par rapport à laquelle les
deux séries coexistent dans un inconscient intersubjectif. En
vérité, les séries ne se répartissent pas, l'une infantile et l'autre
adulte, dans un même sujet. L'événement d'enfance ne forme
pas une des deux séries réelles, mais bien plutôt le sombre pré-
curseur qui met en communication les deux séries de base celle
1. Sur ce problème, cf. Jean LAPLANCHE et J.-B. PONTALIS, Fantasme
originaire, fantasmes des origines, origine du fantasme, Les Temps modernes,
avril 1964.
des adultes que nous connûmes enfant, celle de l'adulte que
nous sommes avec d'autres adultes et d'autres enfants. Ainsi
le héros de la Recherche du Temps perdu : son amour infan-
tile pour la mère est l'agent d'une communication entre deux
séries adultes, celle de Swann avec Odette, celle du héros
devenu grand, avec Albertine - et toujours le même secret
dans les deux, l'éternel déplacement, l'éternel déguisement de la
prisonnière, qui indique aussi bien le point où les séries coexistent
dans l'inconscient intersubjectif. Il n'y a pas lieu de se demander
comment l'événement d'enfance n'agit qu'avec retard. Il est ce
retard, mais ce retard lui-même est la forme pure du temps qui
fait coexister l'avant et l'après. Lorsque Freud découvre que le
phantasme est peut-être réalité ultime, et implique quelque
chose qui déborde les séries, on ne doit pas en conclure que la
scène d'enfance est irréelle ou imaginaire, mais plutôt que la
condition empirique de la succession dans le temps fait place
dans le phantasme à la coexistence des deux séries, celle de
l'adulte que nous serons avec les adultes que nous « avons été »
(cf. ce que Ferenczi appelait l'identification de l'enfant à l'agres-
seur). Le phantasme est la manifestation de l'enfant comme
sombre précurseur. Et ce qui est originaire dans le phantasme,
ce n'est pas une série par rapport à l'autre, mais la différence des
séries, en tant qu'elle rapporte une série de différences à une
autre série de différences, abstraction faite de leur succession
empirique dans le temps.
S'il n'est plus possible dans le système de l'inconscient d'éta-
blir un ordre de succession entre les séries, si toutes les séries
coexistent, il n'est pas davantage possible de considérer l'une
comme originaire et l'autre comme dérivée, l'une comme modèle
et l'autre comme copie. C'est à la fois que les séries sont saisies
comme coexistantes, hors de la condition de succession dans le
temps, et comme différentes, hors de toute condition d'après
laquelle l'une jouirait de l'identité d'un modèle et l'autre, de la
ressemblance d'une copie. Quand deux histoires divergentes se
développent simultanément, il est impossible de privilégier
l'une sur l'autre ; c'est le cas de dire que tout se vaut, mais « tout
se vaut » se dit de la différence, ne se dit que de la différence
entre les deux. Si petite soit la différence interne entre les deux
séries, entre les deux histoires, l'une ne reproduit pas l'autre,
l'une ne sert pas de modèle à l'autre, mais ressemblance et iden-
tité ne sont que les effets du fonctionnement de cette différence,
seule originaire dans le système. Il est donc juste de dire que le
système exclut l'assignation d'un originaire et d'un dérivé,
comme d'une première et d'une seconde fois, parce que la diffé-
rence est la seule origine, et fait coexister indépendamment de
toute ressemblance le différent qu'elle rapporte au différent1. Sans
doute est-ce sous cet aspect que l'éternel retour se révèle comme la
« loi » sans fond de ce système. L'éternel retour ne fait pas revenir
le même et le semblable, mais dérive lui-même d'un inonde de la
pure différence. Chaque série revient, non seulement dans les
autres qui l'impliquent, mais pour elle-même, parce qu'elle
n'est pas impliquée par les autres sans être à son tour intégrale-
ment restituée comme ce qui les implique. L'éternel retour n'a
pas d'autre sens que celui-ci : l'absence d'origine assignable,
c'est-à-dire l'assignation de l'origine comme étant la différence,
qui rapporte le différent au différent pour le (ou les) faire revenir
en tant que tel. En ce sens, l'éternel retour est bien la conséquence
d'une différence originaire, pure, synthétique, en soi (ce que
Nietzsche appelait la volonté de puissance). Si la différence est
l'en-soi, la répétition dans l'éternel retour est le pour-soi de la
différence. Et pourtant, comment nier que l'éternel retour
ne soit inséparable du Même ? N'est-il pas lui-même éternel
retour du Même ? Mais nous devons être sensibles aux diffé-
rentes significations, au moins trois, de l'expression « le même,
l'identique, le semblable ».
Ou bien le Même désigne un sujet supposé de l'éternel retour.
Il désigne alors l'identité de l'Un comme principe. Mais justement,
c'est là la plus grande, la plus longue erreur. Nietzsche dit bien: si
c'était l'Un qui revenait, il aurait commencé par ne pas sortir de
soi-même ; s'il devait déterminer le multiple à lui ressembler,
il aurait commencé par ne pas perdre son identité dans cette
dégradation du semblable. La répétition n'est pas plus la per-
manence de l'Un que la ressemblance du multiple. Le sujet de
l'éternel retour n'est pas le même, mais le différent, ni le sem-
blable, mais le dissimilaire, ni l'Un, mais le multiple, ni la nécessité,
1. Dans des pages qui s'appliquent particulièrement au phantasme freu-
dien, Jacques DERRIDA écrit : « C'est donc le retard qui est originaire. Sans quoi
la différence serait le délai que s'accorde une conscience, une présence à soi du
présent... Dire que (la différance) est originaire, c'est du même coup effacer le
mythe d'une origine présente. C'est pourquoi il faut entendre « originaire »
sous rature, faute de quoi on dériverait la différance d'une origine pleine. C'est
la non-origine qui est originaire » (L'écriture et la différence, Editions du Seuil,
1967), pp.302-303. - Cf. aussi Maurice BLANCHOT, Le rire des dieux, N.R.F.,
juillet 1965 : « L'image doit cesser d'être seconde par rapport à un prétendu
premier objet et doit revendiquer une certaine primauté, de même que l'ori-
ginal, puis l'origine vont perdre leurs privilèges de puissances initiales... Il n'y a
plus d'original, mais une éternelle scintillation où se disperse, dans l'éclat
du détour et du retour, l'absence d'origine. »
mais le hasard. Bien plus la répétition dans l'éternel retour
implique la destruction de toutes les formes qui en empêchent
le fonctionnement, catégories de la représentation incarnées
dans le préalable du Même, de l'Un, de l'Identique et du Pareil.
Ou bien le même et le semblable sont seulement un effet du
fonctionnement des systèmes soumis à l'éternel retour. C'est
ainsi qu'une identité se trouve nécessairement projetée, ou
plutôt rétrojetée sur la différence originaire, et qu'une ressem-
blance se trouve intériorisée dans les séries divergentes. De cette
identité, de cette ressemblance, nous devons dire qu'elles sont
« simulées » : elles sont produites dans le système qui rapporte
le différent au différent par la différence (ce pourquoi un tel
système est lui-même un simulacre). Le même, le semblable
sont des fictions engendrées par l'éternel retour. Il y a là, cette
fois, non plus une erreur, mais une illusion : illusion iné-
vitable, qui est à la source de l'erreur, mais qui peut en être
séparée. Ou bien le même et le semblable ne se distinguent pas de
l'éternel retour lui-même. Ils ne préexistent pas à l'éternel
retour : ce n'est pas le même ni le semblable qui reviennent,
mais l'éternel retour est le seul même, et la seule ressemblance
de ce qui revient. Pas davantage ils ne se laissent abstraire de
l'éternel retour pour réagir sur la cause. Le même se dit de ce
qui diffère et reste différent. L'éternel retour est le même du
différent, l'un du multiple, le ressemblant du dissemblable.
Source de l'illusion précédente, il ne l'engendre et ne la conserve
que pour s'en réjouir, et s'y mirer comme dans l'effet de sa propre
optique, sans jamais tomber dans l'erreur attenante.
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Ces systèmes différentiels à séries disparates et résonnantes, à
précurseur sombre et mouvement forcé, s'appellent simulacres ou
phantasmes. L'éternel retour ne concerne et ne fait revenir que
les simulacres, les phantasmes. Et peut-être retrouvons-nous ici
le point le plus essentiel du platonisme et de l'anti-platonisme,
du platonisme et du renversement du platonisme, leur pierre de
touche. Car, dans le chapitre précédent, nous avons fait comme
si la pensée de Platon tournait autour d'une distinction parti-
culièrement importante, celle de l'original et de l'image, celle du
modèle et de la copie. Le modèle est censé jouir d'une identité
originaire supérieure (seule l'Idée n'est pas autre chose que ce
qu'elle est, seul le Courage est courageux, et la Piété pieuse),
tandis que la copie se juge d'après une ressemblance intérieure
dérivée. C'est même en ce sens que la différence ne vient qu'au
troisième rang, après l'identité et la ressemblance, et ne peut être
pensée que par elles. La différence n'est pensée que dans le jeu
comparé de deux similitudes, la similitude exemplaire d'un ori-
ginal identique et la similitude imitative d'une copie plus ou
moins ressemblante : telle est l'épreuve ou la mesure des préten-
dants. Mais plus profondément, la vraie distinction platonicienne
se déplace et change de nature : elle n'est pas entre l'original et
l'image, mais entre deux sortes d'images. Elle n'est pas entre le
modèle et la copie, mais entre deux sortes d'images (idoles),
dont les copies (icônes) ne sont que la première sorte, l'autre
étant constituée par les simulacres (phantasmes). La distinction
modèle-copie n'est là que pour fonder et appliquer la distinction
copie-simulacre ; car les copies sont justifiées, sauvées, sélec-
tionnées au nom de l'identité du modèle, et grâce à leur
ressemblance intérieure avec ce modèle idéel. La notion de
modèle n'intervient pas pour s'opposer au monde des images
dans son ensemble, mais pour sélectionner les bonnes images,
celles qui ressemblent de l'intérieur, les icônes, et éliminer
les mauvaises, les simulacres. Tout le platonisme est construit
sur cette volonté de chasser les phantasmes ou simulacres,
identifiés au sophiste lui-même, ce diable, cet insinuateur ou
ce simulant, ce faux prétendant toujours déguisé et déplacé.
C'est pourquoi il nous semblait que, avec Platon, une décision
philosophique était prise, de la plus grande importance : celle
de subordonner la différence aux puissances du Même et du
Semblable supposées initiales, celle de déclarer la différence
impensable en elle-même, et de la renvoyer, elle et les simu-
lacres, à l'océan sans fond. Mais précisément parce que Platon
ne dispose pas encore des catégories constituées de la représen-
tation (elles apparaîtront avec Aristote), c'est sur une théorie
de l'Idée qu'il doit fonder sa décision. Ce qui apparait alors,
dans son état le plus pur, c'est une vision morale du monde,
avant que puisse se déployer la logique de la représentation.
C'est pour des raisons morales d'abord que le simulacre doit être
exorcisé, et par là même la différence, subordonnée au même et
au semblable. Mais pour cette raison, parce que Platon prend la
décision, parce que la victoire n'est pas acquise comme elle le
sera dans le monde acquis de la représentation, l'ennemi gronde,
insinué partout dans le cosmos platonicien, la différence résiste
à son joug, Héraclite et les sophistes font un vacarme d'enfer.
Étrange double qui suit pas à pas Socrate, qui vient hanter
jusqu'au style de Platon, et s'insère dans les répétitions et
variations de ce style1.
Car le simulacre ou phantasme n'est pas simplement une
copie de copie, une ressemblance infiniment relâchée, une icône
dégradée. Le catéchisme, tant inspiré des Pères platoniciens, nous
a familiarisés avec l'idée d'une image sans ressemblance: l'homme
est à l'image et à la ressemblance de Dieu, mais par le péché nous
avons perdu la ressemblance tout en gardant l'image... Le simu-
lacre est précisément une image démoniaque, dénué de ressem-
blance; ou plutôt, contrairement à l'icône, il a mis la ressemblance
à l'extérieur, et vit de différence. S'il produit un effet extérieur
de ressemblance, c'est comme illusion, et non comme principe
interne ; il est lui-même construit sur une disparité, il a intériorisé
la dissimilitude de ses séries constituantes, la divergence de ses
points de vue, si bien qu'il montre plusieurs choses, raconte
plusieurs histoires à la fois. Tel est son premier caractère. Mais
n'est-ce pas dire que, si le simulacre se rapporte lui-même à un
modèle, ce modèle ne jouit plus de l'identité du Même idéel, et
qu'il est au contraire modèle de l'Autre, l'autre modèle, modèle
de la différence en soi dont découle la dissimilitude intériorisée ?
Parmi les pages les plus insolites de Platon, manifestant l'anti-
platonisme au coeur du platonisme, il y a celles qui suggèrent que
le différent, le dissemblable, l'inégal, bref le devenir, pourraient
bien ne pas être seulement des défauts qui affectent la copie,
comme une rançon de son caractère second, une contrepartie de
sa ressemblance, mais eux-mêmes des modèles, terribles modèles
du pseudos où se développe la puissance du faux2. L'hypothèse
est vite écartée, maudite, interdite, mais elle a surgi, ne fût-ce
qu'un éclair témoignant dans la nuit d'une activité persistante
des simulacres, de leur travail souterrain et de la possibilité de
1. Les raisonnements de Platon sont scandés par des reprises et des répéti-
ions stylistiques, qui témoignent d'une minutie, comme d'un effort pour
redresser » un thème, pour le défendre contre un thème voisin, mais dissem-
blable, qui viendrait « s'insinuer ». C'est le retour des thèmes présocratiques
qui se trouve conjuré, neutralisé par la répétition du thème platonicien : le
parricide est ainsi consommé plusieurs fois, et jamais plus que quand Platon
imite ceux qu'il dénonce. - Cf. P.-M. SCHUHL, Remarques sur la technique de
la répétition dans le Phédon, in Etudes platoniciennes, Presses Universitaires
de France, 1960, pp. 118-125 (ce que P.-M. Schuhl appelle « les litanies de
l'idée »).
2. Sur cet « autre » modèle, qui constitue dans le platonisme une sorte
d'équivalent du malin génie ou du Dieu trompeur, et. Théétète, 176 e, et
surtout Timée, 28 b sq.
Sur le phantasme, sur la distinction des icônes et des phantasmes, les textes
principaux sont dans Le Sophiste, 235 e-236 d, 264 c-268 d. (Cf aussi Répu-
blique, X, 601 d sq.)
leur monde propre. N'est-ce pas dire encore davantage, en troi-
sième lieu, que dans le simulacre il y a de quoi contester, et la
notion de copie et celle de modèle? Le modèle s'abîme dans la
différence, en même temps que les copies s'enfoncent dans la
dissimilitude des séries qu'elles intériorisent, sans qu'on puisse
dire jamais que l'une est copie, l'autre modèle. Telle est la fin du
Sophiste : la possibilité du triomphe des simulacres, car Socrate
se distingue du sophiste, mais le sophiste ne se distingue pas de
Socrate, et met en question la légitimité d'une telle distinction.
Crépuscule des icônes. N'est-ce pas désigner le point où l'identité
du modèle et la ressemblance de la copie sont des erreurs, le même
et le semblable, des illusions nées du fonctionnement du simu-
lacre ? Le simulacre fonctionne sur soi-même en passant et repas-
sant par les centres décentrés de l'éternel retour. Ce n'est plus
l'effort platonicien pour opposer le cosmos au chaos, comme si
le Cercle était l'empreinte de l'Idée transcendante capable d'im-
poser sa ressemblance à une matière rebelle. C'est même tout le
contraire, l'identité immanente du chaos avec le cosmos, l'être
dans l'éternel retour, un cercle autrement tortueux. Platon tentait
de discipliner l'éternel retour en en faisant un effet des Idées,
c'est-à-dire en lui faisant copier un modèle. Mais dans le mouve-
ment infini de la ressemblance dégradée, de copie en copie, nous
atteignons à ce point où tout change de nature, où la copie elle-
même se renverse en simulacre, où la ressemblance enfin, l'imita-
tion spirituelle, fait place à la répétition.
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